Je vous écris au milieu d’un bruit blanc

J’allais vous écrire sur tout autre chose. J’avais un plan, une liste, des idées qui s’organisaient autour d’un thème et qui s’inscrivaient dans un rythme, qui, lui, courait déjà en avant de mille trains, mais voilà, j’ai glissé et suis tombée. Quelque part au milieu de février, les virus sont entrés un à un dans ma maison pleine d’enfants et ont défait, avec une vigueur et une régularité qu’on aurait crues chorégraphiées, tous les plans possibles, transformant n’importe lesquelles de mes tentatives d’accomplissement en occasions de me muscler la région du renoncement.

Entre les gastro-entérites, l’urgence, la COVID et les boissons électrolytes, j’ai échappé mon ressort, celui qui sert à redonner l’élan nécessaire à la traverse des « choses à faire », et je le cherche depuis sous les tonnes de linge à plier, les courriels auxquels il faudra bien répondre et les heures qui défilent sur mon horizontalité. Depuis, je me tiens échouée au fond de moi, même quand je suis debout, que je parle, que je ris, que je travaille. C’est ainsi que j’ai l’impression de traverser mon mois de mars, celui qui, à en croire mon agenda, devrait être si plein de grandes avancées sur les terrains de la conquête infiniment renouvelable du faire.

On croit qu’on y échappe, à la folie de la modernité, qu’on se tient à côté de ceux qui produisent du cortisol à coeur de jour, qu’on n’est pas si fatigués, non, que c’est seulement une période, puis, on glisse, on tombe et alors seulement, on réalise le nombre de wagons qui nous suivaient.

J’aurais pu ne pas écrire ma chronique, parce que j’ai cette chance que plein de gens n’ont pas, celle de dire « je suis fatiguée » et qu’on me réponde « repose-toi » ; cette chance qui donne envie de pleurer à bien des adultes qui ne savaient pas qu’ils allaient si mal, jusqu’à ce que quelqu’un soit un peu trop doux à leur endroit. J’aurais pu ne pas écrire ma chronique, me coucher à nouveau sur le divan du rien, la main perdue dans le poil de Stella, le fidèle berger allemand qui m’obligera à sortir de la maison.

J’aurais pu me mettre en « quête de rien » selon la très belle formule que je reprends au titre d’un chapitre du livre Au temps de la pensée pressée de Jean-Philippe Pleau que je viens d’acheter. J’aurais pu renoncer encore, prendre au sérieux ce que me demandait mon corps, comme une grande fille qui a déjà dépensé quelques hypothèques en psychanalyse, mais, en bonne enfant de mon siècle, incapable de tolérer une minute de plus de me tenir couchée contre ma culture, j’ai commencé à piocher sur le clavier pour tenter d’entendre au-delà du bruit blanc qui emplit ma tête, des mots qui auraient du sens, qui me redonneraient l’impression d’appartenir à mon monde et de lancer ce pont de signifiance vers vous.

Je vous livre donc ma fatigue de mars comme un simple aveu de mon humanité faillible, de cet ego qui s’est encore emballé en voulant trouver sa place dans la chorale de la suractivité, celle que tous les milieux professionnels entonnent, malgré les statistiques, les recommandations, les cris du corps et les prescriptions qui pleuvent.

Ma fatigue n’a rien d’extraordinaire. Elle est effroyablement commune, dépeinte dans la clinique, dans la rue, sur tous nos murs et dans nos essais dont nous avons déjà parlé, oui. Ma fatigue est socioconstruite, probablement, symptomatique d’une culture qui ignore qu’elle a des limites et qui dresse sur nos écrans la liste infinie de tout ce qu’il nous est désormais possible de faire avant de mourir.

Ma fatigue est sournoise, me prend encore par surprise, me déçoit de moi, me renseigne sur combien je me suis encore laissé tomber en chemin, alors que je me croyais immunisée par la grande leçon de la maladie grave, par tout ce que je croyais savoir sur moi, mon monde, ses pièges. Elle s’accroche à moi dès le matin, se fait belle dans mes poches sous les yeux, se glisse dans ma peur d’échouer aujourd’hui, peut-être, ou demain, de ne devenir que ça : quelqu’un qui s’échoue.

Elle est aussi encolérée, se rebellant contre la reprise, m’interdisant de « repartir la machine », de me relancer dans le monde, en oubliant encore d’acheter le billet du retour.

Ma fatigue n’est pas une fatigue, peut-être parce que plus je vous la décris, plus elle prend des couleurs qui traversent les ondes blanches et se mettent à dire des choses toutes simples que j’avais oubliées à nouveau. Elle n’est peut-être que ce rappel à cet autre temps de la vie, qui loge sous les horaires, les défenses hypomaniaques rendues normalisées, les routines qui donnent l’illusion de contrôler un peu de tout ce mystère qui nous échappe.

Plus je vous écris, plus ma fatigue se présente comme mon cadeau du mois de mars, mon dégel lent, mon retour surprenant sur le chemin de la maison. Elle me refait enfant, me rappelant ces temps où je n’attendais rien du jour que sa seule présence, goûtant l’instant comme il venait, livré à mes pieds, renouvelé, sans mon consentement, mon aval, mon avis, mon mouvement, juste comme ça.

Plus elle s’écrit, plus ma fatigue est douce, roulant sur mes joues comme une grâce, en fait. Elle me permet d’être lente et inefficace, heureuse procrastinatrice de ma vie, impératrice de mon inaction, transformant mon échec en triomphe arraché à une injonction dont je me défais une nouvelle fois.

D’ailleurs, je reprends le livre de Jean-Philippe qui me souffle, comme s’il savait ce dont j’avais besoin : « Personnellement, je crois que le fait d’échouer est, à tout le moins, une victoire de l’audace, celle de celui qui a osé quelque chose. Et ne serait-ce que pour ça, l’échec est une immense réussite ! »

Appel aux récits

Parlez-moi de votre énergie de mars, de vos échecs qui n’en sont pas, de votre fatigue qui n’en est peut-être pas une non plus.


Psychologue clinicienne, Nathalie Plaat est autrice et enseignante à l’Université de Sherbrooke. 



À voir en vidéo