L’intersectionnalité et les trappes à souris
J’arrive encore comme un cheveu sur la soupe, deux jours après la Journée internationale des droits des femmes, qui fut elle-même teintée par deux semaines de (non-)débat parfaitement stérile autour de la notion d’intersectionnalité.
À l’approche du 8 mars, donc, la ministre de la Condition féminine, Martine Biron, a choisi de ne pas appuyer une motion déposée par la députée solidaire Ruba Ghazal parce qu’il y était question d’aborder les inégalités entre les hommes et les femmes au Québec dans une perspective intersectionnelle.
Le gouvernement de la Coalition avenir Québec, voyez-vous, ne peut pas se ranger derrière une vision du féminisme qui met en relief l’impact spécifique des différentes formes de discrimination que subissent les femmes québécoises.
Peu importe que l’intersectionnalité figure dans la Stratégie gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2022-2027, dans laquelle on prévoit déployer des projets pilotes afin de soumettre les politiques publiques à une analyse différenciée selon les sexes « enrichie d’une perspective intersectionnelle » (ce qu’on appelle « ADS+ »). Ce n’est tout simplement pas la vision du féminisme de ce gouvernement, a dit la ministre Biron, en écorchant au passage la soi-disant rigidité lexicale de Québec solidaire.
On pourrait simplifier la chose : le féminisme de la CAQ ne fait pas seulement l’impasse sur l’intersectionnalité, le féminisme de la CAQ n’existe tout simplement pas. Un parti qui défend une vision de la société organisée autour de la famille patriarcale (préférablement blanche), qui cultive à chaque occasion la peur de l’invasion migratoire, qui pénalise la pauvreté et qui se distingue par son mépris constant envers les bas salariés, le travail de soin, l’action syndicale n’a tout simplement aucune affinité avec le féminisme.
C’est ce qui arrive quand on vide les mots de leur teneur politique. Ils deviennent ce que la philosophe Sara Ahmed qualifie de « non performatifs » : ils en viennent à produire l’effet contraire de ce qu’ils affirment. Le « féminisme » de la CAQ est au mieux un club social pour les femmes qui occupent déjà les lieux de pouvoir, et son positionnement « féministe » cristallise les inégalités que cette vision sous-tend.
D’ailleurs, si on veut élever la réflexion qui nous obsède depuis deux semaines un tantinet au-dessus du plancher des vaches, il faut dire que l’intersectionnalité elle-même a connu un tel détournement. Elle a été arrachée à ses origines dans la pensée féministe noire, purgée de la critique du capitalisme qui lui était inhérente, blanchie, technicisée et réduite à l’état de « grille d’analyse » sans teneur politique particulière.
Il y a bel et bien une critique à faire de l’analyse intersectionnelle « d’État », mais certainement pas celle qui nous est servie depuis deux semaines par des gens qui visiblement ne connaissent pas la pensée qu’ils critiquent, et qui n’en ont sans doute rien à faire. Note pour ceux qui l’ont lu en diagonale dans les derniers jours avant de s’épancher publiquement : il y a plus à lire que l’article de 1989 de Kimberlé Crenshaw.
De toute façon, le débat est ailleurs. Il n’a en fait rien à voir avec l’intersectionnalité elle-même et tout à voir avec les bénéfices politiques que retire la CAQ en faisant de la petite politique sur les mots. Ironiquement, on reproche aux autres d’être obsédés par les termes, mais c’est le fonds de commerce de ce gouvernement : piéger les mots qui permettent la critique sociale, comme on active des trappes à souris.
On transforme le terrain de la critique en champ de mines, pour être bien certain que, chaque fois que des citoyennes et des citoyens tentent de nommer la violence vécue dans ses formes les plus pernicieuses, subtiles, invisibles, on leur reproche leur paranoïa, et on les punisse au passage pour leur utilisation du langage.
L’islamophobie, le racisme systémique, le génocide culturel des populations autochtones et, désormais, l’effet distinct de l’organisation sociale patriarcale sur les femmes âgées, pauvres, noires ou vivant avec un handicap (pour ne nommer que ces exemples) : on confisque les mots en les transformant en détonateurs idéologiques. Le terme en anglais est parfaitement évocateur : dog whistling. On désigne des marqueurs qui servent à ameuter les troupes, sans jamais se salir les mains.
La CAQ excelle à laisser les autres faire à sa place le sale travail qui sert son programme idéologique, tout en préservant son vernis de respectabilité. Lorsque les inévitables dérapages se produisent, on se positionne même en voix de la raison et de la poire coupée en deux. Toutes nos sympathies pour la haine que vous récoltez, vraiment, c’est déplorable, mais après, il faut savoir faire des compromis pour ne pas heurter les sensibilités des Québécois.
Ce stratagème n’est pas innocent. Il sert à déplacer sans cesse le centre de gravité du discours politique, à décomplexer l’extrême droite, à discipliner les prises de parole critiques et à rendre l’existence des populations marginalisées toujours plus inconfortable. Cela se joue sur le terrain du débat d’idées, dans les journaux, à la télévision, à l’Assemblée nationale, mais les conséquences sont matérielles, immédiates, troublantes. Notre incapacité à nommer cette dynamique pour ce qu’elle est nous rend tout à fait complices de cet assaut.