Le ressac antiféministe

« Le patriarcat contre-attaque », lançait cette semaine le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, devant la Commission sur le statut de la femme de l’instance internationale.

Le discours prononcé à Doha vulgarisait les éléments clés du dernier rapport d’ONU Femmes sur les inégalités de genre dans le monde. Les analyses qu’il contient montrent que le progrès de la condition féminine dans le monde avance non seulement moins rapidement qu’avant, mais qu’à bien des égards, on recule. Le rapport calcule qu’au rythme actuel, il nous faudrait encore 300 ans avant de voir l’égalité entre les hommes et les femmes à l’échelle mondiale.

Plusieurs éléments de contexte sont cités. La pandémie, bien sûr, a fragilisé l’économie mondiale. Et lorsque la pauvreté et la faim augmentent, les femmes, plus vulnérables, sont particulièrement touchées. Les changements climatiques, qui se font déjà sentir, fragilisent des sociétés tout entières, et donc nécessairement celles dont le statut est le plus précaire au sein de celles-ci.

Ces bouleversements accélèrent par ailleurs une crise migratoire mondiale face à laquelle nous ne sommes pas tous égaux. Il est déjà dangereux de traverser des milliers de kilomètres entassés dans des camionnettes ou des bateaux de fortune — ce l’est encore plus lorsqu’on est femme. Et s’il y a de plus en plus de monde entassé dans des camps de réfugiés un peu partout sur la planète, la problématique de la violence sexuelle dans ces camps s’aggravera tout autant.

Mais ce recul de la condition féminine n’est pas lié qu’à un déclin des conditions matérielles, disons, de l’existence. Il est aussi, bien sûr, le fruit de mouvements politiques organisés. On aura beaucoup parlé, avec raison, des régimes profondément patriarcaux qui sévissent en Iran et en Afghanistan. Plus près de nous, l’accès à l’avortement des femmes américaines a été aussi profondément ébranlé au cours de la dernière année. Et on sent, un peu partout en Occident, en ligne comme ailleurs, que les mouvements antiféministes sont de plus en plus forts.

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Pourquoi ces reculs et cette fragilisation des acquis, donc, ici comme ailleurs, et maintenant ? La liste des facteurs possibles pourrait être très longue.

D’abord, les vagues d’avancée des droits sont le plus souvent suivies de période de ressac. Par exemple, après le mouvement #MoiAussi en Occident, plusieurs féministes qui en avaient vu d’autres étaient déjà sur leurs gardes. On se doutait bien que des hommes d’une grande notoriété ne pouvaient voir leur carrière s’effondrer sans qu’eux-mêmes, ou le « système » de manière générale, contre-attaquent.

Nous sommes des millions à avoir été socialisés à voir certains hommes comme « intouchables », sous prétexte de leur rôle social — et on ne se débarrasse pas des effets d’une telle socialisation en criant ciseau. La phase de dénonciation des « exagérations » du féminisme allait venir : à quelle étape du développement des mouvements féministes n’est-elle pas venue ?

Ensuite, il est tout à fait logique que le patriarcat contre-attaque alors que le monde traverse des crises économique, climatique, politique et sanitaire en même temps. En temps d’urgence, les humains ont tendance à se replier sur leur petit univers et à s’ancrer dans leurs certitudes rassurantes comme si leur vie en dépendait. La capacité d’adaptation aux changements — qui inclut les changements de mentalité —, c’est un muscle qui se travaille, et qui peut donc aussi s’user.

Finalement, le ressac sera d’autant plus fort là où des acteurs politiques ou médiatiques décident d’exploiter cette fatigue d’adaptation pour faire des gains rapides. Lorsque des personnes influentes décident non pas d’aider les populations à accepter à la nouvelle place des femmes (et des personnes LGBTQ+, et de la « diversité », et des personnes issues l’immigration, etc.) dans la société, mais de nourrir les peurs et anxiétés que le changement génère toujours, alors la droite populiste prend de l’ampleur.

J’insiste sur ces facteurs ici alors qu’on aurait pu en nommer bien d’autres, notamment parce qu’on voit bien comment ils peuvent être à l’oeuvre dans une foule de contextes culturels. C’est que la tentation semble forte, chez plusieurs, de présenter le recul des droits des femmes comme un phénomène exotique, produit de sociétés qui ne partagent pas « nos » valeurs. Si on s’attarde au rapport d’ONU Femmes, ce sera alors principalement pour en conclure « qu’on est chanceux au Québec », sans pousser sa réflexion plus loin.

Ce type de positionnement politique est bien sûr facile : il ne requiert aucune introspection ni autocritique, en plus de passer sous silence un ensemble de problématiques locales. On sent pourtant que bien du chemin reste à faire ici même, que les acquis d’hier sont encore fragiles et que la nostalgie du patriarcat d’antan guide la manière dont on cherche à faire taire bien des femmes qui dérangent dans l’arène publique.

Dans l’état du monde actuel, la dernière chose que l’on devrait encourager, c’est la complaisance.

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