En Ukraine, une guerre de tranchées

Au moment où vous lirez ces lignes, il se pourrait que la ville martyre de Bakhmout, dans l’oblast de Donetsk, soit tombée aux mains des Russes. Pris en étau depuis le mois d’août, ce symbole de la résistance ukrainienne est sur le point de vaciller après sept mois de bombardements et de combats acharnés. Des 70 000 habitants qu’elle comptait, il n’en reste plus que 5000.

Mais Bakhmout n’est pas que le symbole de la résistance héroïque des Ukrainiens. Elle illustre aussi le type de guerre qui se déroule aujourd’hui en Ukraine.

Les cartes géographiques montrent de manière éloquente combien, après le rêve fou des Russes de faire tomber Kiev, les positions respectives des belligérants n’ont pratiquement pas bougé depuis un an. On a beau parler de tanks et d’avions, nous sommes en réalité dans une guerre de tranchées dont on voit mal encore ce qui pourrait en changer le cours. « C’est la bataille de Verdun du XXIe siècle », constatait avec justesse, dans Le Monde, le chef de cabinet de Volodymyr Zelensky, Andriy Yermak. Qu’est-ce que Verdun sinon ce carnage survenu en 1916, qui fit 700 000 morts après 10 mois de feu ininterrompu, et cela sans rien changer au cours de la guerre.

La semaine dernière, Joe Biden et Vladimir Poutine ont souligné chacun à leur manière le premier anniversaire de cette guerre. Mais, cette vision est trompeuse. Car cette guerre n’a pas commencé le 24 février 2022.

Cela fait au moins depuis 2014 que l’Ukraine est en guerre. Dès la sécession des régions russophones de Donetsk et de Louhansk, il ne faisait aucun doute que les hommes cagoulés qui défilaient les armes à la main dans les rues de Slaviansk étaient Russes. Que représentait l’annexion de la Crimée sinon une déclaration de guerre en bonne et due forme ? En 2018, on dénombrait déjà 10 000 morts.

Ce rappel montre combien nous sommes engagés dans une spirale qui n’a cessé de s’enliser depuis une décennie. Il y a des raisons à cela. Malgré les tanks — et peut-être bientôt les avions —, force est de constater que l’Ukraine demeure condamnée à se battre avec un bras attaché dans le dos. À moins de risquer le feu nucléaire, il n’est évidemment pas question de toucher au territoire russe. Quant aux Russes, ils reproduisent en Ukraine ce qu’ils savent faire de mieux depuis la bataille de Stalingrad : opposer le nombre à la technique, la chair à canon aux blindés, quitte à transformer le champ de bataille en boucherie.

Autre signe de cet enlisement : l’illusion perdue d’une destitution de Poutine. On a enfin compris que le successeur pourrait être pire. « Le discours de Poutine marche à fond auprès de ses troupes », confiait récemment l’ancien grand reporter Régis Le Sommier (qui a passé 25 ans à Paris Match et un an à RT France), de retour du front russe. Et il ajoutait : « Ils font la guerre de leurs grands-parents. »

Car cette guerre n’a rien d’une « guerre de civilisation », comme le prétendent à la fois Vladimir Poutine et Joe Biden, pour une fois d’accord. D’un côté, la rhétorique du déclin de l’Occident. De l’autre, celle de la grande guerre démocratique. En réalité, cette guerre n’est pas une guerre du XXIe siècle, mais du siècle dernier. Avec 30 ans de retard, Poutine mène des combats qui n’ont pas été menés au moment de la désintégration de l’URSS tant l’État était alors en ruines. Du moins tente-t-il de sanctuariser les confins d’un vieil empire qui, bien avant la parenthèse soviétique, n’a jamais apporté que malheur et désolation au peuple russe, disait Soljenitsyne.

À moins de déclarer la guerre à la Russie, à la Chine, à l’Iran et à combien d’autres « démocratures », il est évident que la démocratie n’est pas l’enjeu des combats en Ukraine, qui visent essentiellement à restaurer la souveraineté nationale. On découvre aussi sur le tard que, malgré les espoirs nés de la chute du mur de Berlin, les États-Unis n’ont finalement jamais suivi d’autre stratégie depuis 30 ans que la marginalisation de la Russie et l’élargissement de l’OTAN. On en paie aujourd’hui le prix.

Du point de vue américain, le succès est néanmoins inespéré. En « état de mort cérébrale » il y a deux ans à peine, selon les mots d’Emmanuel Macron, l’Alliance atlantique ne s’est jamais si bien portée. Sans avoir sacrifié un seul « boy », les États-Unis ont rétabli leur ascendant incontesté sur le continent européen. Et ils vendent des armes et du gaz liquide au monde entier. Reste à savoir si, alors que les deux tiers de l’humanité n’ont pas condamné Poutine, jeter la Russie dans les bras de la Chine sera une stratégie gagnante à long terme. Mais on n’en est pas encore à ce genre de question.

L’Europe est le continent qui paie aujourd’hui le prix fort des sanctions économiques. Son unité de façade cache mal ses divisions profondes. S’il faut en croire le chancelier Olaf Scholz, « grâce » à ce conflit, l’Union européenne pourrait bientôt compter non plus 27, mais 36 membres. Cela ne fera qu’accroître une fracture démocratique déjà béante. Quant à la France, quelle voix pourra-t-elle faire entendre dans une Europe devenue l’ombre portée de l’OTAN ?

L’essentiel demeure pourtant que l’Ukraine sorte victorieuse de cette guerre. À moins que celle-ci ne s’éternise pendant des mois, voire des années. Ce n’est pas impossible.
 


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