Un an, un mois et un jour

Hier, j’ai compté un an, un mois et un jour. J’ai laissé tomber les minutes et les respirations. J’ai survécu à ce grand départ même si j’ai eu le cœur en charpie, à m’en rendre malade.
– Non, ce n’est pas le cœur, Josée. C’est l’œsophage, a diagnostiqué ma docteure.
– On m’a toujours dit que j’avais un grand cœur, ça déborde…
Depuis qu’il a déployé ses ailes (bit.ly/3YcA19M), j’ai appris à réfréner mes ardeurs maternelles, à « lâcher prise », comme on dit aux bonnes femmes, une autre injonction contre-intuitive. Il faut être parfaitement stoïque, même dans les départs, même dans l’amour en creux, même dans le déluge. Et déluge, il y a eu.
Mon B de 6 pieds 4 a grandi d’un autre pied depuis son envol en appartement, l’année dernière. Du haut de ses 19 ans, il a pris de l’assurance dans l’adversité, déménagé quelques fois avec ses sacs, et expérimenté l’itinérance à titre de victime des changements climatiques depuis les inondations du 13 septembre dernier.
Cinq mois et des poussières plus tard, Hugo a réaménagé chez lui la semaine dernière dans un appartement limite insalubre, avec les ouvriers dans les pattes et des mois de plâtre de construction en guise de souvenir. J’étais estomaquée (je ne manque pas d’organes) sur le pas de la porte, mon gâteau aux bananes et au chocolat dans les mains contrastant avec le demi-centimètre de matière grise sur la cuisinière, le bordel partout, le découragement devant la tâche. J’étais au bord des larmes.
– OK, merci maman. Tu peux y aller. Ça va être correct. On est trois grands garçons, on va s’arranger.
Il m’a chassée gentiment avec mes soucis, mon cœur sur la main et tout mon gréement. Et ils se sont arrangés (avec le gâteau). Libârté, stie !
« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te remettre à rebâtir,
Ou perdre d’un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir »
J’ai relu Kipling. Pas de doute, il est devenu un homme, mon fils…
Université de la ruelle
Il en aura appris, des choses, depuis un an, un mois et un jour : ne pas aménager une chambre dans le sous-sol d’une cuvette (ancien ruisseau d’HoMa), prendre des assurances, accepter l’aide des amis, la patience, les maux de dos sur des matelas pneumatiques de fortune qui se dégonflent la nuit, l’insomnie, pas d’eau dans la douche, le four brisé, se laver à la mitaine et manger des pizzas froides. « Ça m’a sorti de ma zone de confort, maman. Ça prenait ça », m’a-t-il rassurée en rachetant de la literie et un « oreiller de corps » (une doudou d’adulte) chez IKEA cette semaine.
Devant nous, un bambin de trois ans faisait une crise à sa mère, déjà surmenée par le petit dernier dans le chariot.
– Une chance que tu ne m’as jamais fait le bacon en public pis que j’ai échappé à la parentalité positive ! Il paraît qu’il ne faut plus dire « non » aux enfants, on doit dire « stop ». Et ne pas les traumatiser en les envoyant dans leur chambre. J’ai lu ça dans Québec Science…
– C’est scientifique, en plus !
Mon B rigolait. Je n’ai pas été parfaite, mais j’ai fait mon crisse de possible (l’amour, crisse !), et il le sait. Il a compris depuis un an quelle enfance il a eue. Il me le dit, mi-nostalgique, mi-ému : « Ça ne repassera plus… »
Aujourd’hui, je vais à son école, celle d’un jeune adulte. C’est lui qui me montre à vivre, à m’incliner devant la lourdeur de l’époque, à ne pas monter sur mes grands chevaux. Plus zen, plus cool, sa vieille âme est déjà prête à affronter ce siècle fou. Pas moi. J’ai tout fait pour lui épargner le pire et c’est pourtant à travers l’adversité qu’il m’éblouit. La psy avait raison : laisse-le se planter, il sera fier après. La résilience est une école à la dure.
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils
J’ai lu récemment dans Le Monde (bit.ly/3KMtGPb) une enquête sur le fossé qui sépare la génération COVID — perçue comme sacrifiée — de ses aînés. Nous sommes dans une culture « préfigurative » où « tous les hommes sont des immigrants qui pénètrent dans une nouvelle ère », expliquait l’anthropologue Margaret Mead avant l’apparition du terme Anthropocène. Nous sommes des immigrants devant « un nouveau continent numérique et de nouveaux rivages éthiques », devant un autre rapport au genre, au travail, au consentement, à la fluidité, au féminisme. Des immigrants face à un avenir dont nous avons dépossédé cette génération.
Éduquer à distance
Depuis un an, un mois et un jour, je lui envoie presque chaque matin un petit mot, des vidéos de Sadhguru, des recettes véganes de bosh.tv, des citations philosophiques, des conseils de finances personnelles (bit.ly/3y0vxbx), trop d’émojis, des vidéos TikTok sur la toxicité des bougies (son faible), des photos de Lélé (notre chatte) pour qu’il s’ennuie un peu.
Dire que la semaine de relâche a déjà été un long soupir organisationnel de conciliation travail-famille-loisirs. Aujourd’hui, il se passionne pour son boulot, revient d’un « shooting » et d’une « master class », entreprend mille projets. J’orbite quelque part dans sa galaxie, probablement aux objets perdus.
Je persévère dans l’éducation à distance, même si je n’ai pas réussi à transmettre mon amour de la littérature, mon respect profond pour nos racines — j’ai pleuré en allant voir le dernier documentaire scénique d’Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier, Pas perdus —, ma recette de gâteau aux bananes.
Il me montre ses créations de cocktails. Son dernier ? Sour love, à base de gin, vermouth, limette, tonic, sirop d’érable et menthe fraîche. Je le trouve bien jeune pour associer l’amer à l’amour, l’aigre au doux.
Je lui ai envoyé ces mots de Fernando Sabino, par texto :
« De tout, il resta trois choses :
La certitude que tout était
en train de commencer,
la certitude qu’il fallait continuer,
la certitude que cela serait interrompu
avant que d’être terminé.
Faire de l’interruption, un nouveau chemin,
faire de la chute, un pas de danse,
faire de la peur, un escalier,
du rêve, un pont,
de la recherche…
une rencontre. »
Il m’a répondu par une vidéo TikTok :
« Si tu passes ton temps à chasser des papillons, ils s’envoleront au loin. Mais si tu passes ton temps à cultiver un joli jardin, les papillons viendront à toi. Et s’ils ne viennent pas, il te restera toujours un joli jardin. »
JOBLOG | Pour le 8 mars
La pièce signée Marie Brassard tirée d’un collage de textes de l’écrivaine Nelly Arcan, La fureur de ce que je pense, est présentée le 8 mars prochain à Télé-Québec, entrecoupée d’échanges avec la brochette d’artistes d’exception qui ont endossé le rôle de Nelly à tous les âges, jusqu’à sa fin brutale.
J’ai adoré la pièce et j’ai très hâte d’entendre ce que les comédiennes ont à en dire. Télé-Québec, le mercredi 8 mars, à 20 h. (bit.ly/3mjVP6c)
De plus, la 6e édition du Festival Filministes se tiendra du 8 au 16 mars en salle, et en ligne sur tenk.ca. Un total de 58 courts et 5 longs métrages explorent une foule de sujets reliés aux femmes et aux mal-pris. Il y a aussi une programmation gratuite. C’est ici : festivalfilministes.com.
Aimé Tu seras une mère féministe !, d’Aurélia Blanc. L’autrice avait aussi publié Tu seras un homme — féministe — mon fils !, en 2018. Elle récidive avec ce livre dans lequel je me suis reconnue. Comme plusieurs femmes, je suis devenue féministe en accédant à la maternité, qui reste « l’un des petits secrets gênants de notre société moderne et éclairée ». Porter un regard féministe sur la maternité, c’est se heurter de plein fouet au patriarcat, qui profite du dévouement et de l’abnégation maternels (et de la pression sociale) pour nous balancer la charge mentale et nous conseiller de lâcher prise ensuite.
Un livre à lire impérativement pour toutes celles qui songent à enfanter et toutes les autres… qui l’ont fait. « Car, pour toute une génération biberonnée aux discours émancipateurs et aux promesses d’égalité, c’est l’expérience de la maternité qui vient sonner l’heure du désenchantement. » La parentalité coûte cher aux femmes, même en 2023. bit.ly/3kAIbuK
Adoré L’enfant, la taupe, le renard et le cheval. Une histoire animée, de Charlie Mackesy, tiré d’un film d’animation. C’est un album pour tous les âges, et j’envoie encore à mon B des dessins de Charlie sur Instagram. Dans ce conte philosophique, l’enfant cherche sa maison et ses amis l’aideront à la retrouver. C’est plein de neige, de solidarité, de vulnérabilité, de gentillesse, de résilience aussi. Je suis Charlie. bit.ly/3J3yUET
Savouré l’album Les galettes de grand-maman, d’Emilie Plank, qui a illustré également ce livre portant sur les migrants, l’intégration et la petite Lena qui laisse les galettes de sa grand-mère pour changer de pays. C’est touchant, émouvant, et on devrait faire lire ce livre à tous ceux qui se sentent menacés par le chemin Roxham… Emilie Plank est elle-même une petite-fille de réfugiés hongrois. Je peux répéter le mot « résilience » ? bit.ly/3SI15wy
Pris le chemin de l’école buissonnière. De retour ici le 17 mars. Bonne fin de relâche !