Le centenaire de Madeleine Arbour

L’autre jour, je suis allée visiter Madeleine Arbour. Juste avant son centenaire, célébré vendredi dernier. Son fils, Martin Gauvreau, m’avait invitée à l’accompagner pour le grand événement, étiré en amont et en aval dans une résidence de L’Île-Perrot, où elle habita longtemps une belle maison de pierres.

Dans sa chambre, une girouette en forme de coq européen s’exposait aux côtés de petites toiles de Riopelle et d’autres trésors de son parcours. J’étais venue remercier celle qui encouragea tant de femmes à suivre leur voie sans écouter les avis à la ronde. Nous avons chanté des chansons du répertoire folklorique et des airs de Piaf ou de Trenet. Le temps faisait une pause.

Sur son visage, je voyais défiler sa carrière. Cette femme, peintre, styliste, étalagiste, fut une grande décoratrice d’intérieur et designer industrielle. C’est elle qui montra aux enfants à créer des merveilles avec trois cure-dents et deux morceaux de carton à La boîte à surprise. Chroniqueuse à Femme d’aujourd’hui, conceptrice de décors et de costumes pour le Rideau vert et la Compagnie Jean-Duceppe. Ajoutez ses cours de design donnés au cégep du Vieux Montréal. Mal payée parce que sans diplôme, mais folle de transmission, elle invitait ses élèves à se montrer curieux de tout, de leur coin de terre comme du monde entier.

Madeleine Arbour a connu la pauvreté, l’abandon paternel, mais jamais l’inculture. Elle avait du caractère et croyait en son étoile. Autodidacte qui dut quitter l’école à 15 ans, passionnée, touche-à-tout, environnementaliste avant la lettre, l’artiste pionnière m’a inspirée et j’ai toujours croisé son chemin avec plaisir. J’aimais ses yeux pétillants, sa simplicité, son adresse à sauter en riant d’une discipline à l’autre. Et n’avait-elle pas cosigné le fameux manifeste Refus global en 1948, bol d’air offert aux Québécois en plein duplessisme, sous les huées des bien-pensants ?

Quand j’avais 17 ans, cette dame malicieuse, venue se poser dans un bar du Vieux-Québec, nous avait raconté comment elle subtilisait les coqs sur les clochers et les croix de chemin. Son grand ami Jean-Paul Riopelle (il l’appelait sa soeur) présidait ce club sélect de voleurs de grand chemin. Au fait, leur but était noble : sauver ces girouettes de la rapacité des antiquaires américains qui mettaient le grappin sur notre patrimoine contre trois sous. Elle allait ensuite offrir ces gallinacés de bois et de métal à des musées. Mais, sur le coup, on avait l’impression de recevoir les confidences d’une délinquante de haute voltige, regardée de nos yeux ronds. Et à Expo 67, n’avait-elle pas signé la fameuse tapisserie murale de la cafétéria Le Buffet au pavillon du Canada ? Ça nous impressionnait.

À l’approche du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, je pense à celles qui ont cassé les dalles avant nos pas. Ces femmes signataires de Refus global, entre autres. Aux côtés de Madeleine Arbour, la danseuse et chorégraphe Françoise Sullivan, bon pied, bon oeil, est également centenaire. Muriel Guilbault, la comédienne et muse de Claude Gauvreau, se sera suicidée en pleine jeunesse. La peintre Marcelle Ferron, aux grandes verrières, Louise Renaud, peintre, danseuse et éclairagiste, sa soeur écrivaine Thérèse Renaud, la danseuse Françoise Riopelle ne sont plus parmi nous. Mais elles flottent quelque part avec leurs legs, leurs regrets, leurs fiertés, sans les plafonds de verre qu’elles ont fait tomber.

On doit beaucoup à ces femmes-là venues infiltrer le boys' club de Paul-Émile Borduas sans y tenir la vedette, en butte aux préjugés sociaux à l’égard des dames émancipées. Plusieurs auront eu des enfants, tantôt barouettés, tantôt bichonnés. Certaines mirent leur carrière en veilleuse. Madeleine Arbour, qui fut la compagne de Pierre Gauvreau (le père de ses enfants), valsait avec les multitâches plus aisément que d’autres. Ses souvenirs se collent à ceux d’artistes phares, automatistes ou pas, entre Montréal, New York et Paris, dont le sculpteur américain Alexander Calder. Son chapeau de femme engagée lui allait bien aussi.

Madeleine Arbour a fondé en 1965 un atelier de designers féminines sur la rue Saint-Paul, choquée de voir les employeurs donner surtout leurs chances aux hommes. Devant ses cadettes, l’artiste multidisciplinaire abordait les grands rêves collectifs à enfourcher, tout en restant collée aux accidents de parcours, à la maison du coin, à la vision d’une chute de neige. C’est en hommage au Saint-Laurent et aux hivers québécois que coule Rivière de lumière, son lustre de verre moulé à la Citadelle de Québec. Sous sa baguette, le panorama s’enchantait.

Je l’ai remerciée une dernière fois en lui souhaitant bon centenaire ! « Cent ans, c’est long en saperlipopette ! » m’a-t-elle lancé. Les flocons tombaient dehors. Elle les aura toujours célébrés.

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