Pitié pour nos cervelles!

Autres temps, autres mœurs : vieux précepte à ressusciter. Il aiderait bien du monde à se fabriquer une couenne plus dure sous l’affront ressenti. Faut-il toujours tomber de sa chaise quand un chapitre de livre, une marionnette ou une scène de film égratignent les diktats du jour ? Suffirait peut-être de mettre les choses en perspective, de pratiquer une gymnastique mentale en pesant le pour et le contre, en interrogeant le contexte. Après tout, les mentalités réclament du temps pour muter ailleurs. Autant choisir ses cibles et varier ses méthodes. Réhabilitons le discernement, en somme.

La censure des œuvres au nom d’idéologies extrémistes fouette le monde des arts au mépris du bon sens. Le couperet taillade en Angleterre des romans jeunesse de Roald Dahl, grattouille des préjugés réels de James Bond. Les sensibilités ont changé, et c’est souvent tant mieux. Reste que transformer les œuvres du passé, c’est refaire l’histoire, perdre la trace de ses gloires et déboires. Quel terrain glissant ! Par ailleurs, pourrait-on s’il vous plaît laisser un droit acquis artistique au butinage de fantaisie ? La création a tellement besoin d’air.

Prenez la suite de La petite vie en six épisodes à l’automne. La série iconique de Claude Meunier jouait, il y a 25-30 ans, avec des stéréotypes sociaux servis en mode dérision. Ses scénaristes marcheront-ils désormais sur des œufs pour ne choquer personne en limant leurs crocs ? Déjà en 2020, un épisode de La petite vie mettant en scène un Africain parodique joué par Normand Brathwaite avait été censuré sur ICI Tou.tv. Puis après un tollé national, dûment replacé avec avertissement public. Ça vire au gré du vent. Des spectateurs finiront par juger cette série carrément offensante pour les Québécois francophones. Comment Meunier ose-t-il nous dépeindre ensevelis sous les vidanges et les préjugés ? Sus au traître !

Quand un humoriste martiniquais noir ne peut monter sur certaines scènes avec une marionnette qui le caricature sans se faire taxer de racisme anti-noir, c’est que l’ironie créatrice frappe un mur de l’autre côté du miroir. Des producteurs et des spectateurs n’arrivent plus à décoder l’humour de second degré, qui bat de l’aile au bord du chemin. Faudrait les encourager à jongler mentalement avec plusieurs concepts à la fois. Mais les cervelles, sous la polarisation du temps, sont en panne de jugeote et d’agilité. Déjà à moitié brûlées par les imprécations des médias sociaux, leurs facultés de réponse aux incroyables défis de demain s’effilochent à gogo.

Qui s’adresse tant que ça aux cellules grises des gens ? Médias, créateurs populistes et politiciens visent leur affect, sans trop recourir à l’art du raisonnement. Chacun les infantilise. Quant aux vrais enfants, à force de se faire pouponner et rassurer à l’école, ils n’apprennent plus grand-chose. Trop fatigant ! Les cerveaux s’atrophient en réclamant à l’informatique la clé de tous les savoirs comme des liens à tisser entre eux. Une paresse nous gagne.

La poussée accélérée de l’intelligence artificielle, qui forme et désinforme, tombe du coup en terrain fertile. Ce jouet fascinant aide à créer des œuvres sophistiquées, à résoudre des problèmes complexes. Oui, mais pourquoi des humains apprendraient-ils un métier mieux exécuté par des robots ? La crise de la main-d’œuvre accentue déjà la mécanisation du monde du travail. Tant d’emplois menacent de disparaître à l’horizon. Remplacés par quoi ? Mystère ! On regarde d’un œil hagard la direction où le train nous mène, sans trop imaginer sa destination.

Une fois débarqués en Absurdistan, pourquoi apprendre, pourquoi enseigner ? Un agent conversationnel comme ChatGPT peut concevoir des cours et répondre aux questions d’examen, sans forcer quiconque à se creuser le ciboulot. De futurs modèles gommeront les défauts des machines, bientôt équipées en super bolides. Film d’anticipation ? Pas tant que ça.

Et pourquoi créer, au juste ? Des livres écrits par ChatGPT, à partir de mots clés et d’ouvrages plagiés, souvent destinés aux enfants et aux amateurs de romans de genre, atterrissent en vente libre sur Amazon. Pour l’instant, pas très brillants, remplis de tics de fabrication, demain mieux armés pour le marathon. Des éditeurs de science-fiction, des écrivains voient une part du marché leur échapper de plus en plus. Oubliez le syndrome de la page blanche chez des auteurs sans cœur ni sang. Leur vitesse de pondaison détrône tous les as du feuilleton.

Quand même, quand même… On a bien des ressources dans nos sens et dans notre tête. Engourdies, mais prêtes à servir. Assez pour garder les robots à l’œil avant qu’ils ne nous battent au fil d’arrivée. Assez pour vouloir préserver la poésie, le discernement et l’inspiration dans le bac de l’humanité. Appelons ça un vœu. Si doux à caresser…

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