La menace

Pour que nous soyons pleinement conscients de la menace nucléaire, de l’anéantissement définitif qui pèse sur nous, fallait-il que la guerre en Ukraine soit plaquée sous nos yeux, que les cieux soient, de ce côté du monde, menacés de prendre feu avec leurs éternels princes noirs, ceux qui ne sont jamais remplacés que par d’autres qui leur ressemblent ?

La présence du Téléjournal de Céline Galipeau en Ukraine, à l’occasion du premier anniversaire de la guerre, sort du cadre du journalisme habituel. Quand les fers de lance d’un réseau de nos impôts, attifés de casques de métal et de gilets pare-balles, font chorus avec la chambre d’écho des médias occidentaux pour pousser les mêmes cris d’orfraie, sur la tonalité de la supériorité morale, est-on vraiment plus gagnants que s’ils n’étaient pas là ?

À propos de l’Ukraine, les images et les témoignages propres à susciter l’émotion se succèdent sur nos écrans. Tant et si bien que nous avons désormais l’impression que les médias eux-mêmes sont en guerre. En est-on à informer ou plutôt à mobiliser lorsqu’on présente, jour après jour, des reportages qui ne s’attardent, pour l’essentiel, qu’à des micronouvelles propres tout au plus à rappeler la saleté de toutes les guerres ? Là-bas comme ailleurs, la guerre demeure ce qu’elle a toujours été : une effroyable boucherie. Depuis des années, il est vrai, les médias avaient accepté docilement d’en lisser la réalité, en fonction des différents fronts. Ils reprenaient alors docilement des éléments de langage, quitte à oublier qu’une « frappe chirurgicale » n’en demeure pas moins un bombardement et qu’une « victime collatérale » reste un mort.

Nous avons les yeux braqués sur l’Ukraine. À quand des bulletins de nouvelles en direct des soldats qui mènent la charge contre des civils de Palestine ? Faudrait-il parler du Yémen où, ces dernières années, il y a eu plus de 300 000 morts ? Quelles sont les nouvelles du Tigré, dévasté par la guerre, occupé de son côté à compter quelque 600 000 cadavres troués de balles ? L’autre monde que nous ignorons est-il dépourvu d’humanité ?

Pour ceux de ma génération, la hantise de la bombe atomique a recouvert d’un linceul toutes les autres images que nous pouvions avoir de la guerre. L’affrontement en Ukraine ravive cette peur. Cependant, ce conflit est-il bien le seul cadre dans lequel nous devrions craindre l’horreur du champignon nucléaire ?

Fin 2016, Vladimir Poutine et Donald Trump plaidaient déjà, de part et d’autre, pour une nouvelle escalade de la menace de l’atome, comme au temps de la guerre froide. Le président russe affirmait souhaiter un renforcement de la force de frappe nucléaire de son pays. Il ajoutait vouloir favoriser une modernisation de l’armement, tout en plaidant pour des contrôles accrus des frontières. De l’autre côté de l’Atlantique, le président désigné Donald Trump, avec tout le fin jugement qu’on lui connaît, en appelait à quelque chose de similaire. Il fallait voir, disait-il, « à renforcer considérablement et à développer sa capacité nucléaire ». Il en appelait par ailleurs à la construction d’un mur, censé endiguer le flot des migrants, résultat d’une exploitation débridée de l’humanité, dont par ailleurs il ne s’est jamais soucié.

Depuis des années, la Corée du Nord et l’Iran font des calculs au sujet de la fatalité nucléaire. Une dizaine de pays possèdent des bombes capables de semer sur la planète la mort à perte de vue.

Quand le président russe, dans l’escalade verbale des derniers jours, annonce qu’il renonce à s’en tenir à un traité pour baliser la prolifération des armes nucléaires, faut-il penser que cela opère un changement sur une menace de fond qui n’a jamais vraiment été désamorcée ?

Sans compter que la menace nucléaire ne se pose pas seulement en termes militaires.

 

En 2019, le premier ministre Doug Ford affirmait, dans une rencontre avec son homologue québécois, qu’il préférait relancer l’Ontario dans le nucléaire plutôt que d’acheter l’hydroélectricité de ses voisins immédiats. Les premiers ministres de la Saskatchewan et du Nouveau-Brunswick ont, eux aussi, par le passé, annoncé compter sur le nucléaire, au nom de la défense de leur pré carré.

L’Ontario étudie la possibilité de construire de nouveaux réacteurs nucléaires. La construction de nouvelles centrales nucléaires constitue « une voie » vers un système entièrement électrifié, réaffirme ces jours derniers le ministre ontarien de l’Énergie, Todd Smith.

Après les accidents nucléaires de Chalk River, de Three Mile Island, de Tchernobyl, de Fukushima, comment peut-on, encore, vouloir mettre le nez dans le champ puant du nucléaire ? N’en avions-nous pas déjà assez sur les bras après Hiroshima, Nagasaki, l’atoll Bikini, tout ça ?

Il faut être éternellement reconnaissant à l’ancien ministre Guy Joron d’avoir convaincu Jacques Parizeau, alors ministre des Finances, de renoncer à la filière nucléaire pour le Québec. Il était projeté de planter des centrales le long des rives du Saint-Laurent. À la fin de sa vie, Parizeau bénissait Joron de l’avoir convaincu de changer d’avis, sachant désormais les risques que cela aurait engendrés pour toutes les formes de vie. Soumise au nucléaire, la vie devient elle-même une puissance de mort.

Le Canada a déjà songé à répondre aux demandes de la Turquie, dans les années 1990, pour lui vendre le CANDU, sa technologie de réacteur nucléaire civil. La Turquie s’est lancée, ces dernières années, dans un programme nucléaire capable de générer en principe 10 % de son électricité. Elle mise pour ce faire sur le nucléaire russe. Ces réacteurs russes devaient, en principe, être mis en service cette année… Un tremblement de terre, accompagné en plus d’une catastrophe nucléaire, qu’est-ce que cela signifierait ?

L’humanité montre de nouveau, ces jours-ci, l’énorme capacité de son absurdité. L’histoire, pleine de bruit et de fureur, nous conduit-elle vers le néant ? Sommes-nous arrivés au bout de la fin ?

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