La «bullshit»
Plusieurs se sont offusqués d’entendre le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, déclarer qu’il préférait donner l’heure juste sur les maternelles 4 ans plutôt que de « bullshiter ».
Il est vrai que le langage populaire — ou populiste — de M. Drainville convenait mieux à l’ancien animateur de radio qu’au ministre, qui ne donne pas le meilleur exemple à la jeune génération, dont plusieurs déplorent la piètre qualité du français, mais son refus de chercher à nier l’évidence est tout à son honneur.
Même s’il crevait les yeux dès le départ qu’il était irréaliste de penser donner accès à la maternelle 4 ans à tous ceux qui le souhaitaient dans un délai de cinq ans, alors que le réseau de l’éducation était déjà affecté par une pénurie de main-d’oeuvre qui ne pouvait qu’aller en s’aggravant, son prédécesseur, Jean-François Roberge, s’était entêté à maintenir l’échéancier sur lequel François Legault s’était avancé durant la campagne électorale de 2018. Cela n’a pas contribué à augmenter sa crédibilité.
M. Drainville avait tout intérêt à marcher sur la peinture dès le début de son mandat plutôt que de traîner cette casserole. La volonté de généraliser l’accès à la maternelle 4 ans partait indéniablement d’une bonne intention, mais il aura bien d’autres chats à fouetter au cours des quatre prochaines années. De toute manière, personne n’a cru sérieusement que M. Legault pourrait démissionner si sa promesse n’était pas tenue.
La ministre de la Famille, Suzanne Roy, aurait été bien inspirée d’afficher la même franchise que son collègue de l’Éducation dans son décompte des parents qui attendent une place en garderie pour leur enfant.
Il est difficile de réconcilier le chiffre de 33 000 avancé par la ministre et les 72 000 qui se sont inscrits au guichet Place 0-5, comme a pu le vérifier un collègue de Radio-Canada. On ne peut pas dire que les explications données aussi bien par Mme Roy que par le premier ministre ont été très convaincantes.
Chercher à embellir les choses est un réflexe naturel quand on est au pouvoir, tout comme les noircir est le propre de l’opposition, mais les méthodes de calcul du ministère de la Famille laissent pour le moins perplexe.
Il est vrai qu’une partie des enfants qui sont actuellement en garderie vont libérer des places quand ils entreront à la maternelle l’automne prochain, mais comment peut-on s’en tenir aux 33 000 enfants qui étaient prêts à occuper une place au 31 août dernier, en faisant complètement abstraction des 39 000 qui le seraient entre cette date et la fin de 2023 ?
Certains d’entre eux en trouveront sans doute une entretemps, mais le plus grand nombre devra encore attendre. Combien ? Pendant combien de temps ? Le ministère l’ignore. Il aurait mieux valu l’admettre sans détour, tout en assurant qu’on ne ménagera aucun effort pour créer de nouvelles places, plutôt que de s’accrocher à un chiffre qui ne correspond pas à la réalité, même s’il correspond mieux aux promesses électorales de la CAQ.
« C’est un peu comme si on instrumentalisait les données à des fins politiques », a déploré une porte-parole du mouvement Ma place au travail, Marylin Dion. Mme Roy est peut-être une nouvelle venue à l’Assemblée nationale, mais elle a une très longue expérience en politique municipale. Peu importe le niveau de gouvernement, il vaut toujours mieux créer une bonne impression dès le départ. La confiance de la population ne se retrouve pas facilement une fois qu’on l’a perdue.
L’inconvénient d’un deuxième mandat est qu’il devient de plus en plus difficile d’attribuer tous les problèmes à « l’ancien gouvernement » dont il faut réparer le gâchis en arrivant au pouvoir.
Les magouilles de l’ancien ministre Tony Tomassi ne peuvent servir d’excuse au déficit de places en garderie, pas plus que le gouvernement Legault ne peut accuser les libéraux d’avoir livré seulement 4700 logements abordables sur les 14 000 que la CAQ avait promis.
Le ministre de la Santé, Christian Dubé, a démontré qu’il est possible de se distancier d’une promesse plutôt que de continuer à bullshiter, quand il devient évident qu’elle n’est pas réalisable. En 2018, la CAQ avait repris à son compte la promesse libérale de donner un médecin de famille à chaque Québécois. Aujourd’hui, l’idée de lui substituer un autre professionnel de la santé est largement acceptée.
Cette semaine, le premier ministre a cité le vieil adage voulant qu’« à l’impossible, nul n’est tenu ». Dès lors, pourquoi le promettre ?