Poésies et dérives du Saint-Laurent

Dans mon enfance, durant nos étés à Saint-Joseph-de-la-Rive, on voyait en face de L’Isle-aux-Coudres de nombreux bélugas émerger pour reprendre leur souffle. Puis, ils se sont repliés sur Tadoussac, perché au nord. Les dernières goélettes voguaient encore et s’amarraient au quai. Pour la suite du monde, Les voitures d’eau ont témoigné au cinéma de ces survivances. Pierre Perrault s’arrêtait parfois chez nous pour en jaser. Puis le fleuve s’est pollué, transformé. Le Saint-Laurent crache du jaune et de noir. Ses glaces fondent en hiver. On l’aime bien mal.

C’est pour partir à sa rencontre que je suis allée voir le film d’animation 3D pour enfants Katak, le brave béluga de Christine Dallaire-Dupont et Nicola Lemay, en salle. Ce voyage initiatique d’un petit cétacé trop gris pour son âge, en traversée d’épreuves et en amarres d’amitié, s’appuie sur de magnifiques images et des voix de comédiens d’ici. Le film nous entraîne à hauteur de béluga entre Tadoussac et les glaces du Nord. On salue au passage les monolithes des îles Mingan, les galets de Natashquan, les fous de Bassan du golfe, tandis qu’outardes, morues, phoques et macareux commentent les chances de survie du héros.

Au dessin animé, les enfants d’ici ont l’habitude des côtes californiennes, japonaises ou européennes. Cette fois, les fonds aquatiques, les paysages extérieurs et les icebergs exhibent les beautés fragiles de leur environnement. Alors, tant mieux si la maison québécoise 10e Ave Productions — derrière les animations La légende de Sarila, Le coq de St-Victoret ce Katak — plante chez nous ses décors nourris d’héritages francophones, inuits et amérindiens ! Le jeune public a besoin de références. Fable environnementale aussi, ce film charmant et pédagogique dénonce les méfaits de nos usines, de nos bateaux, de nos déchets sur la faune aquatique et ses habitats. Alerte au phare !

On y voit planer l’ombre d’une autre oeuvre d’animation, Le fleuve aux grandes eaux, dessinée patiemment à la main par Frédéric Back en 1993, du temps où Radio-Canada produisait encore des films maison. En remontée fluviale, de l’arrivée des Autochtones jusqu’à nos jours, il lançait le même message que Katak, le brave béluga, trois décennies auparavant : on détruit l’or bleu du Saint-Laurent ! Ce cri du coeur indigné, Back le pousserait plus aigu encore s’il vivait toujours parmi nous.

Alors j’ai eu envie de suivre les empreintes de ce fleuve-là, muse de tant d’artistes. Notre territoire a jailli de l’eau, comme le dieu Neptune. Les Premiers Peuples l’ont canoté. La Nouvelle-France s’était agglutinée sur ses deux rives. L’histoire collective et ses créations ont été tissées avec ses marées, ses conquêtes, ses défaites, ses traites, ses ponts, ses jeux, ses pêches, ses chasses et ses extases. Les graveurs du XIXe siècle immortalisaient son lit, ses ports et les silhouettes des trois-mâts ancrés devant les villes. Vigneault l’a chanté, les pieds dans l’eau du Saint-Laurent. Charlebois disait habiter son grand boulevard mouvant, « presque océan, presque Atlantique ». Le fleuve éclabousse les oeuvres. Des légendes émergent de ses écumes. Naufrageur ou amical, glacé, en débâcle, en mer d’huile, il enchante, effraie et transforme les créateurs qui s’y mouillent.

Quand Roland Jomphe, le poète de Havre-Saint-Pierre, écrivit en 1978 son recueil lyrique de pêcheur au long cours De l’eau salée dans les veines, il s’injectait les liquides intimes de son golfe. Dans Les fous de Bassan, Anne Hébert sous rafales de vent, à coups de grèves maudites et de disparitions insensées, chargeait ses eaux de poésie tragique. Les peintres du dimanche, les maîtres du pinceau et du burin l’ont capté à travers ses couchers de soleil, ses vagues en furie face aux dunes et aux falaises sous le nordet.

Ma quête aquatique s’est poursuivie à la Grande Bibliothèque. L’expo Vues du fleuve, entre mots imprimés et douches sonores, affiche 36 estampes d’artistes québécois sur le thème du Saint-Laurent. Jusqu’au 4 juin, les témoignages et le choix des oeuvres viennent du duo d’artistes mère-fille Manon Barbeau et Anaïs Barbeau-Lavalette. Sur les cimaises, l’immense artère bleue s’anime tout en bateaux, en criques, en îles, en pêcheries, en éclats de couleurs, en rites de survivance, chargée de styles et de tons divers.

Le parcours culturel du fleuve m’a laissée éblouie mais inquiète. Il file où on l’a mené, ce grand cours d’eau, avec ses beautés perdues ou préservées, ses nostalgies, ses piratages et ses tempêtes. Le Saint-Laurent ressemble aux Québécois. Mieux, il les définit. Chacun peut y voguer ou s’y noyer, détruire la faune, frapper des récifs ou faire la planche. La barque du français dérive au large. Faudra souquer en masse pour la garder à flot.

À voir en vidéo