L’impérialisme québécois
Habités depuis plus de deux siècles et demi par un sentiment d’injustice, voire d’oppression, les Québécois ont du mal à imaginer qu’on puisse les percevoir comme des exploiteurs.
Dans l’ouest du pays, nous avons la réputation d’être une bande de parasites vivant aux crochets de la fédération, qui ont le culot de cracher sur « l’énergie sale » qui alimente la péréquation.
Dans les provinces maritimes, le contrat qu’Hydro-Québec a signé avec Terre-Neuve en 1969, valable jusqu’en 2041, nous a plutôt valu la réputation de pillards sans foi ni loi, avec lesquels il vaut mieux éviter de pactiser sous peine d’en payer le prix.
L’ancien premier ministre du Nouveau-Brunswick Shawn Graham l’a appris à ses dépens en 2010, après avoir eu le malheur de conclure une entente de principe qui prévoyait la vente à Hydro-Québec de la plus grande partie des actifs la société d’État Énergie NB, fondée en 1920, pour la somme de 4,75 milliards.
Les milieux d’affaires du Nouveau-Brunswick y étaient largement favorables, mais l’opinion publique a vu les choses autrement. Pendant des mois, le bouillant premier ministre de Terre-Neuve Danny Williams, appuyé par son homologue de la Nouvelle-Écosse Darrell Dexter, avait sillonné le pays pour dénoncer le monopole qu’il accusait le Québec de vouloir imposer au détriment de sa province, de l’ensemble des Maritimes et même de l’Ontario.
Les libéraux de M. Graham, qui semblaient voguer vers une réélection facile, ont vu leurs intentions de vote chuter brutalement au profit des conservateurs, qui faisaient activement campagne contre la vente d’Énergie NB. À l’élection du 27 septembre 2010, le Parti libéral a perdu plus de la moitié de ses sièges, et son chef a démissionné sur-le-champ.
Certains voient dans les avantages considérables que le Québec a tirés de l’électricité produite à Churchill Falls une sorte de compensation pour la perte du Labrador, dont le Conseil privé de Londres avait ordonné la cession à Terre-Neuve en 1927.
Depuis l’explosion des coûts de l’énergie consécutive à la crise du pétrole des années 1970, les Terre-Neuviens crient plutôt au vol. Alors que la vente d’électricité produite chez eux a généré des profits de 28 milliards pour Hydro-Québec, eux-mêmes n’en ont tiré que 2 milliards. Pas moins du tiers de la profitabilité d’Hydro-Québec repose sur ce contrat.
En 1969, le Québec avait cependant pris des risques considérables, qui l’ont fait hésiter longuement, en se lançant dans ce projet que Terre-Neuve n’avait ni l’expertise ni les moyens financiers de réaliser, sans parler d’une position géographique qui l’empêchait d’exporter cette électricité. La participation d’Hydro-Québec était une condition sine qua non, et les Terre-Neuviens étaient convaincus de faire une excellente affaire.
L’échec de leurs tentatives répétées de rouvrir le contrat n’a fait qu’accroître leur frustration. En 2018, la Cour suprême a mis un terme à leurs espoirs en rejetant l’argument de la « théorie de l’imprévision », qui permet dans certains pays de forcer la renégociation d’un contrat quand des événements imprévus le rendent trop onéreux pour une des parties.
Le ministre des Ressources naturelles du Québec à l’époque, Jonatan Julien, avait dit voir dans cette décision la fin du litige et une porte ouverte à une nouvelle collaboration avec Terre-Neuve, mais il excluait catégoriquement de rouvrir le contrat avant l’échéance de 2041 dans le but de faciliter la discussion.
Le gouvernement Legault est maintenant ouvert à cette possibilité. Un nouveau partenariat, notamment pour la réalisation du projet de Muskrat Falls, faciliterait considérablement la transition vers une économie verte.
L’actuel premier ministre de Terre-Neuve, Andrew Furey, est bien conscient de la grande méfiance de ses concitoyens envers toute collaboration avec le Québec et il devra les convaincre que, cette fois-ci, ils ont le gros bout du bâton, même si les sommes déjà engagées dans Muskrat Falls ont placé sa province au bord du gouffre. Il faudra être patient et avoir la délicatesse de ne pas le contredire.
À l’issue d’un premier tête-à-tête avec M. Legault, en août 2021, M. Furey avait déclaré : « Je peux déjà imaginer des gens en train de dépoussiérer leur clavier pour écrire des messages de panique ». Il aurait dû dire de colère.
Il ne faut surtout pas s’attendre à ce que la nouvelle rencontre entre les deux hommes débouche sur une quelconque entente de principe. Même s’ils étaient eux-mêmes convaincus que chacun y trouverait son avantage, les plaies sont encore trop vives pour précipiter les choses. La négociation sera une affaire autant de psychologie que d’économie.
Il faudra impérativement associer les Innus aux discussions. En 1998, ils avaient littéralement bloqué le chemin à une rencontre exploratoire entre les deux premiers ministres de l’époque, Lucien Bouchard et Brian Tobin.
En 2021, ils ont intenté une poursuite contre les gouvernements du Canada et de Terre-Neuve-et-Labrador, qui avaient conclu une entente sur le financement du projet de Muskrat Falls, les accusant d’avoir pris « des mesures directes, délibérées et décisives » pour les priver des avantages qui leur avaient été promis. Il faudra aussi les inclure dans un éventuel partenariat.