La grande déconnexion
« Je paie déjà pour Internet. » Le sous-entendu : pourquoi je paierais en plus pour le journal, des films ou de la musique ? Voilà un sentiment partagé par un nombre non négligeable d’internautes et qui refait surface maintenant qu’il ne sera plus possible d’accéder à Netflix de deux endroits différents à partir du même compte.
« Je paie déjà pour Internet » est un commentaire trouvé sur les réseaux sociaux sous une publicité pour un abonnement — au prix par ailleurs fort raisonnable — à votre quotidien favori. C’est aussi ce qu’ont dit à peu près au même moment plusieurs personnes qui, apparemment, accèdent à Netflix gratuitement parce qu’un abonné leur a donné son mot de passe.
Netflix a confirmé qu’à partir du 21 février, son service mettra fin à ce partage de mots de passe. Un trop grand nombre de ses abonnés le donnent à des amis ou à de la famille pour qu’ils puissent visionner à leur tour le contenu de leur choix sans avoir à payer eux-mêmes. Un passe-droit qui irrite depuis des années les dirigeants de Netflix.
Et là, Netflix agit. À cette seule possibilité de devoir payer pour leur propre compte Netflix, certains abonnés sont hors d’eux. Si bien qu’on semble assister à un mouvement sans précédent de mécontentement sur la Toile ces jours-ci.
Après la grande démission, la grande déconnexion.
Se réalisera-t-elle vraiment ?
Ce qui étonne depuis deux semaines n’est pas la mise en application par Netflix de cette nouvelle restriction. Après tout, elle a été formellement annoncée l’année dernière, aux côtés de nouveaux forfaits d’abonnement plus abordables. Après une énorme vague d’abonnement survenue durant le confinement de la pandémie, les nouveaux venus à Netflix se sont faits rares dans les derniers trimestres de 2022.
On verra dans les résultats trimestriels à venir si cette grande déconnexion a bel et bien lieu. Certains experts pensent que oui. Beaucoup d’autres en doutent. Si les abonnés qui partent sont ceux qui ne paient pas, ça ne changera pas grand-chose au bilan financier du géant californien.
Quelle déconnexion ?
Les dirigeants de Netflix ne sont pas fous. Ils ont démontré dans le passé qu’ils savaient analyser très finement la tonne de données qu’ils accumulent sans cesse sur l’utilisation de leur plateforme par leurs abonnés. Ça a stimulé jusqu’ici la production de contenu qui cible des publics très précis. Ça n’a pas toujours été un succès, convenons-en…
Cette fois, c’est le modèle d’affaires qui est touché. Le pari que fait Netflix est que « la grande déconnexion » sera beaucoup moins importante que ce que laissent croire des internautes indignés sur les réseaux sociaux. Un peu à l’image de « la grande démission » qui, analysée de près, ne s’est statistiquement produite qu’aux États-Unis, en avril 2021. Et, elle a surtout signalé un grand mouvement de travailleurs au bas de l’échelle salariale vers de meilleurs emplois. Ils ont profité du déconfinement pour améliorer leurs conditions. Dans les faits, le marché du travail ne s’est jamais mieux porté en Amérique du Nord qu’en ce moment.
Sans doute que Netflix se prépare à voir des utilisateurs partir, puis revenir comme adhérents à son nouveau forfait de base avec publicités. Alors que l’abonné québécois moyen paie actuellement 16,49 $ par mois pour consulter à volonté le catalogue de Netflix, les nouveaux venus pourront le faire en ne versant que 5,99 $ par mois.
L’indignation sur Internet, on le sait, caractérise notre époque. Netflix entend les internautes japper. Ses patrons sont convaincus qu’ils ne mordent pas.
Réparer Internet
Netflix se retrouve dans une position qui n’a rien d’extraordinaire. C’est le quotidien d’à peu près tous les médias numériques. Qu’un internaute dise « je paie déjà pour Internet », c’est ce qui a pratiquement jeté à terre l’industrie musicale il y a vingt ans durant l’âge d’or de Napster.
C’est une rengaine qu’entendent tous les jours les médias d’information.
Remettre chaque mois un montant d’argent substantiel à Bell ou à Vidéotron suffit, dans l’esprit de nombreux consommateurs, pour qu’ils puissent profiter tout à fait gratuitement de tout le contenu qui se trouve sur le réseau.
Il y a une dizaine d’années, les médias numériques s’en tiraient encore assez bien grâce aux revenus publicitaires. Google, Facebook et d’autres ont provoqué à partir de là une détérioration rapide de ce marché. L’industrie musicale a trouvé dans l’émergence des services par abonnement un équilibre qui échappe encore aux médias d’information, mais elle étouffe financièrement ses créateurs tant la ristourne qui leur revient est faible.
Le problème de la grande déconnexion est vaste. Il n’est pas épisodique ni propre à Netflix. C’est un problème structurel d’Internet et qui resurgira tant qu’on n’aura pas réglé ce qui s’apparente à la quadrature du cercle : convaincre des gens qui paient déjà très cher pour accéder au réseau que la vraie valeur du réseau n’est pas la fibre, le câble ni le routeur.
La vraie valeur d’Internet se trouve dans son contenu.