Histoire du Canada

Nous étions estomaqués. La phrase prononcée par le premier ministre d’une province amie, telle une flèche empoisonnée, faisait plusieurs fois le tour de nos têtes. La conversation terminée, Lucien Bouchard nous dit, à ses quelques conseillers : « Ne répétez jamais ce que vous venez d’entendre. » Nous étions certains, comme lui, que si ça se savait, la réputation de l’auteur de ces mots ne s’en relèverait pas.

L’enjeu était le même qu’aujourd’hui : le fédéral allait-il augmenter son financement de la santé ? Nous étions en février 1999. Le gouvernement de Jean Chrétien avait fait payer aux provinces son propre retour au déficit zéro et voguait désormais vers des surplus. Pas nous. Une coalition s’était formée pour réclamer une augmentation des transferts. Bouchard n’était pas, au début, dans la coalition. Il craignait qu’Ottawa ne s’ingère dans la compétence des provinces en santé en échange d’un financement additionnel.

Les autres provinces lui firent une offre qu’il ne pouvait pas refuser. Si le fédéral créait de nouveaux programmes ou posait de nouvelles conditions, le Québec obtiendrait un droit de retrait avec compensation. L’argent, mais sans fils attachés. Bouchard ne pouvait refuser. Les premiers ministres se parlaient fréquemment. Comme ce jour-là, la veille de la rencontre fédérale-provinciale. Le premier ministre de l’Alberta, le bouillant Ralph Klein, voulait nous parler. Klein était le Régis Labeaume de l’Ouest. Direct, volubile, imagé. Avec l’Ontario, l’Alberta était historiquement l’alliée la plus solide.

Bouchard activa le mode mains libres. Nous, les séparatistes québécois, étions évidemment toujours les derniers informés. La somme qu’Ottawa était prêt à mettre dans la santé semblait plus importante que prévu, rapporta Klein. De combien ? Il disait ne pas le savoir. Mais, en échange du pactole promis, Ottawa souhaitait faire signer un document appelé Union sociale. Loin d’incorporer la revendication du Québec, il donnait une assise juridique à une revendication du Canada : la reconnaissance de son droit de dépenser dans les champs de compétence des provinces. Un permis pour l’ingérence.

Cher Ralph, dit Bouchard, comment réagis-tu à la proposition fédérale ? Et Ralph de lancer : « Show me the money ! » Au diable les pouvoirs, ce que je veux, c’est l’argent ! Il n’y avait dans ces mots pas la moindre inhibition, pas la moindre conscience qu’il pulvérisait ainsi la totalité du rapport de force construit pendant des mois. L’expression avait été rendue célèbre par le film Jerry Maguire, où Tom Cruise joue un agent de sportifs obsédés par le fric plutôt que par le sport.

On estima que Klein allait probablement revenir à la raison, qu’une position aussi dénuée de principe ne pouvait survivre à la lumière du jour. Nous avons fait à Bouchard la promesse de protéger la réputation de l’Albertain jusqu’au tombeau.

Le lendemain, interrogé par les journalistes sur sa stratégie de négociation, Klein tonna dans les micros : « Show me the money ! » Ce qui nous déliait de notre vœu de silence. Mais le reste de la coalition allait-il tenir ? Et faire rentrer Klein dans le rang ? Combien de milliards avait promis Chrétien pour obtenir sa reddition ?

Le président de ce qu’on n’appelait pas encore le Conseil de la fédération était Roy Romanow, de la Saskatchewan. Il convoqua Bouchard à son hôtel, à Ottawa, pour lui annoncer qu’en tant que représentant des provinces, il appuyait la proposition fédérale à… 150 %. Il lui dit qu’il avait parlé aux collègues pour les en convaincre aussi. Le sort en était jeté. Le Québec était largué, isolé.

En 1981, Romanow était ministre de la Justice de la Saskatchewan et avait à ce titre négocié le ralliement des provinces au rapatriement de la Constitution, au détriment du Québec. Comme dans cette nuit de 1981, Romanow fut, en 1999, l’agent de Chrétien dans la maison des provinces. L’instrument de l’isolement du Québec.

N’y aurait-il pas un seul allié d’hier prêt à nous soutenir ? Glen Clark, de la Colombie-Britannique, appela Bouchard pour tâter le terrain. Un autre premier ministre l’appuyait-il ? Bouchard lui répondit que, pour l’instant, il n’y en avait pas, mais qu’il serait heureux d’avoir son appui. Ce dernier rétorqua qu’il ne pouvait pas, politiquement, être seul à appuyer le Québec. Vous comprenez. Bouchard comprenait très bien. Il dirigeait un gouvernement séparatiste. L’ennemi intérieur.

Le lendemain, les premiers ministres furent conviés au 24, Sussex. Chrétien servit la soupe. Nous étions convaincus qu’il avait fait connaître à l’avance aux autres provinces le montant qu’elles allaient encaisser et que nous-mêmes allions connaître le tarif convenu par nos alliés d’hier pour renoncer à leur virginité provinciale dans la nouvelle Union sociale. Mais nous découvrions, incrédules, que ni pendant le déjeuner ni auparavant Chrétien n’avait donné de chiffres. Il avait obtenu la signature des provinces à l’expansion du pouvoir fédéral de dépenser sans avoir montré le bout de son portefeuille.

L’histoire du Canada bégaie. La récente et sinistre série de négociations a un air de déjà-vu. François Legault et compagnie ont appris a posteriori qu’un pilier de leur coalition, l’Ontarien Doug Ford, avait fumé le cigare en août au chalet de Dominic LeBlanc, le ministre homme de main de Justin Trudeau dans l’opération. Le lendemain de la rencontre où Trudeau a annoncé qu’il ne livrerait qu’un sixième de la revendication des provinces, Ford et LeBlanc en ont fumé un autre.

Puis, la vice-première ministre, Chrystia Freeland, a publiquement félicité Ford pour l’aide prodiguée dans le dossier. On comprend mieux les airs de chiens battus et la démobilisation des membres de la coalition lorsqu’on intègre cette donnée centrale : l’Ontario était une taupe d’Ottawa. Le Canada est un casino où la maison gagne à tous les coups.

Père et auteur, Jean-François Lisée est partisan de l’indépendance (ex-chef du PQ), de l’écologie, de la social-démocratie et du sens de l’humour !

jflisee@ledevoir.com ; blogue : jflisee.org

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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