Entre devoir et désir

Le désir est une énigme ; mais on sait tous qu’on n’apprivoise pas les chats sauvages. Le désir a soif et la monogamie n’est peut-être pas la meilleure poire pour l’étancher. Le désir, ce n’est pas la Saint-Valentin, c’est Valentin qui nous échappe et nous rattrape, une danse lascive entre les algues et le fleuve. Le désir n’a ni chaud ni froid, il se consume. Je n’ai jamais autant dansé avec lui qu’après être sortie du couvent à 55 ans. Yann Moix peut aller se rhabiller.
Ce feu, cet appel, si intense, brûle à des lieues de la sécurité plan-plan et du Netflix du vendredi soir (très agréable aussi, hein ?, mais d’une autre facture).
Le désir féminin est encore un mystère pour bien des hommes et beaucoup de femmes. Autour de moi, les confidences se multiplient : des candidates de 20 à 60 ans découvrent l’éjaculation féminine (squirting) assistées par un… homme, méditent avec des oeufs de jade dans le yoni à des fins de tonification et d’extase, s’inscrivent à des séances de méditation orgasmique de 15 minutes (en groupe… non, je ne suis pas curieuse). Le mot « clitoris » est devenu aussi familier que le mot « bok choy » ; on va finir par le reconnaître dans la rue.
Mais le désir, lui, ne s’enseigne pas ; on croit le tenir, il est reparti au galop. Il n’est pas sous garantie durant trois ans. En fait, dans la conjugalité hétérosexuelle, cette libido décline deux fois plus après un an chez la femme (34 %) que chez les hommes (15 %), selon une étude anglaise de 2010-2012. Et le temps, le stress ou la routine n’arrangent rien à l’affaire, bien au contraire.
Il n’y a pas que le sexe dans la vie. Mais il n’y a pas non plus que le sexe dans le désir.
Rappelons que le devoir conjugal nous a pendues au bout du plumeau depuis que le mariage existe et, encore aujourd’hui, certains se sentent autorisés de dire ou de penser : « J’ai des besoins, mowaaa ! » Et c’est l’une des charges mentales qui s’ajoutent au reste : la charge sexuelle.
J’ai moi aussi ajouté cette case à mon agenda dans quelques relations, factures d’impôts, check, laver le tapis de salle de bains, check, faire l’amour, check. Cette comptabilité du coït est parfois inconsciente, mais nous garantit une certaine stabilité et une paix conjugale lorsque le désir a l’air d’un bok choy fané, la vie s’en mêlant (maladie, grossesse, enfants, post-partum, allaitement, ménopause, fatigue, épreuves, Netflix). On vise la norme, en général, la bonne moyenne hygiénique.
Une fois par semaine, c’est bon ?
La chroniqueuse sexe Maïa Mazaurette (Le Monde) rappelle qu’au-dessus d’une fois par semaine, la satisfaction sexuelle n’est pas plus élevée. De toute façon, la fréquence ne compense pas la qualité. Et le désir, bordel ? On y vient.
La sexperte intitulait sa chronique du 8 janvier dernier « Sommes-nous condamnés à désirer sexuellement ce que nous ne pouvons obtenir ? » (bit.ly/40G9Zhl). Elle cite le philosophe allemand Leibniz, en 1704 : « L’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. »
La réponse se cache quelque part entre la nature humaine qui se lasse vite, une société qui nous a inculqué l’obligation d’assouvir nos désirs (vite), de réaliser nos rêves (peu importe le prix) et les limites des algorithmes de Tinder.
« Faudrait-il réinjecter du manque dans notre société du “tout, tout de suite” ? » ajoute Maïa Mazaurette.
Tu l’aimes toujours — comment ne plus aimer qui t’a si merveilleusement animée, qui a coloré tes jours et embrasé ton corps ? — mais il n’a plus ce mystère qui enivrait tes sens, il t’est trop bien connu, devenu un proche et non plus un autre, un familier — or on ne fait pas l’amour avec sa famille.
La réponse se niche également dans le très beau livre d’Anaïs Barbeau-Lavalette Femme fleuve porté par ce désir féminin. Je me délecte. « Il me semble que c’est ce manque qui définit magnifiquement notre espèce. C’est lui qui motive mon élan vers celui que je ne sais pas, celui que je ne suis pas. L’éclatement de mes frontières n’est possible qu’en mouvement. Si je ne ressens pas le manque, je reste immobile et statique. » Voilà.
Mazaurette suggère de s’émanciper du cadre de la monogamie pour faire renaître le désir — son leitmotiv depuis longtemps —, ne serait-ce qu’en fantasme : « quand un couple s’émancipe des étroitesses de la monogamie, le manque fait son grand retour (est-elle partie chercher le pain, ou est-elle partie chercher le boulanger ?). Il s’agit bien sûr d’une prise de risque. Mais ce risque est, à mon sens, moins élevé que celui qui consiste à renoncer au désir. »
Et c’est ce risque que prend la narratrice de Femme fleuve, qui laisse conjoint et enfant temporairement sur la berge pour aller à la rencontre du fleuve et du désir ensauvagé. Ce livre donne la permission aux femmes d’être plurielles.
Celui de Brigitte Vaillancourt, Droit vers le soleil (qui sort le 14 février), fait de même et décloisonne les limites du couple hétéro-mono :
« — C’est juste que ce n’est pas possible que tu sois le seul homme avec qui je fasse l’amour pour le restant de mes jours.
J’ouvre la porte du frigo et en sors le persil.
— Même si c’est toi que j’aime. »
Femme désirante
Dans son excellent essai Le devoir conjugal, Fanny Anseaume aborde la charge sexuelle, le consentement dans le mariage, les pannes de désir, l’érotisation du corps des hommes, moins commune.
Désolée, je ne tripe pas sur les films pornos mettant en vedette un homme dépressif de 64 ans, A.K.A l’écrivain Michel Houellebecq, qui s’est fait filmer pour la cause.
L’essai de Fanny Anseaume fait le tour du « problème », si l’on peut dire, mentionnant l’effort que mettent les femmes à se rendre séduisantes et le peu d’entrain chez les hommes à faire la même chose parce que la sensualité serait opposée à la virilité.
« Se rendre remarquable ou désirable semble être un aveu de faiblesse pour beaucoup d’hommes […] Pourtant, si les hommes acceptaient de jouer le jeu, alors la question des femmes qui commencent à ne plus avoir envie de faire l’amour après une année de couple se poserait certainement en d’autres termes », note Fanny Anseaume.
Peut-être pas.
« Lors du passage au domestique, nous entrons, également comme individus, dans les meubles — aimés, mais connus, pris en compte, mais sans constituer le point de focalisation », écrivait Maïa dans « Faut-il entretenir sa libido comme on court un marathon ? », en 2016.
Pourquoi, pour qui nous battons-nous contre ce qui est biologiquement programmé ? se demande-t-elle.
Dans le désir se cache aussi le mot « rides ». Ce n’est peut-être pas un hasard.
JOBLOG | Boucar féministe
Igloofest affiche complet pour sa dernière fin de semaine. Il y aura des hormones dans l’air. J’ai adoré ma soirée récente à danser sur Maniac entourée de Vikings des neiges dans leurs manteaux de chat sauvage de friperies.
De son côté, l’humoriste et conteur Boucar Diouf portera son spectacle Nomo sapiens toute l’année partout au Québec. Et il reste de la place.
Boucar est un être à part sur la planète humour.
Il a un charme bon enfant tout à fait unique qui plaît tant aux hommes qu’aux queers et aux femmes. Et c’est résolument derrière elles que se range Boucar. Son spectacle nous place entre les singes bonobos (bonjour les partouzes) et les chimpanzés (bonsoir le patriarcat).
L’humoriste sénégalais réussit avec force jeux de mots à rire de nous et de lui-même, notamment en rappelant ceci à son fils adolescent : « Mon grand-père avait quatre femmes, mon père en avait deux, moi, j’en ai une, toi… tu devras te contenter d’une tendre moitié. » Charmant, j’ai dit.
Reçu l’album Obscénica de Hilda Hilst (1930-2004), une écrivaine et dramaturge brésilienne. Les illustrations d’Andre Da Loba sont magnifiques. Les Éditions du remue-ménage publient ici une anthologie érotique inusitée d’une femme qui a défoncé bien des tabous. « Quand nous nous sommes entendus sur une relation libre, elle m’a expliqué : la routine, le même paysage génital, ça gâte le plaisir des sens. Bien sûr, super pute chérie, que je lui ai répondu, mort de peur que ce modèle de débauche, cette luxure incarnée se fatigue de mon paysage. » Cadeau de choix non genré. bit.ly/3HHgs3b
Adoré le documentaire Janette et filles de Léa Clermont-Dion à Télé-Québec (2021). À bientôt 98 ans, la mentore de bien des femmes, celle qui a décomplexé le désir, la sexualité féminine, envoyé paître le patriarcat et s’est toujours mise à l’écoute des différences, fait un bilan. La réalisatrice lui rend un des plus beaux hommages qui soient. Un éloge visuel à sa persévérance, à sa cohérence et à sa jeunesse d’esprit. On lui doit bien des libérations.
Savouré le film L’amant de Lady Chatterley, tiré du roman de D. H. Lawrence. Je craignais un résultat un peu mièvre, mais la réalisatrice Laure Clermont-Tonnerre nous offre un espace de désir féminin d’une grande sensualité et subversif, érotique, quoi ! La lutte des classes jusque dans le désir et de très belles images de l’Angleterre du siècle dernier. J’en pince pour le garde-chasse. Sur Netflix. bit.ly/3RHztXC