Une tête d’oiseau

En sortant de la maison, je les ai vus, ils étaient là. À deux pas. Des plumes rouge écarlate et d’autres jaunes, au milieu d’un désert de neige, cela frappe l’oeil. De plus loin, si ces oiseaux avaient été un peu plus dissimulés par les arbres, il aurait été possible de les confondre sans doute avec des cardinaux. Mais de si près, il était irréfutable qu’il s’agissait bel et bien de durbecs des sapins.

Vous n’imaginez pas ma joie. Cela a fait ma journée. Devant ces oiseaux, je volais. C’était la première fois, cet hiver, que j’en voyais. Peut-être bien, remarquez, que si je levais le nez un peu plus souvent de mes papiers, j’en verrais davantage.

Cet oiseau fut longtemps connu sous le nom de gros-bec des pins. Plusieurs noms d’oiseaux ont changé, au fil du temps. Ce n’est pas toujours, comme veulent le croire quelques esprits chagrins, une simple affaire de jonglerie avec des éléments de langage que de repenser à la façon dont nous exprimons la réalité du monde. Les mots disent, avec plus ou moins de précision, ce que nous projetons de nous sur le monde. Ils nous situent face à lui. Parfois, le monde change tellement que nous restons un long moment aphones.

Quand Jean-Jacques Audubon, le grand naturaliste américain, dessinait des oiseaux, il fallait d’abord qu’il les tue. Cette tâche revenait, du moins à l’occasion, à l’un de ses fidèles, un trappeur canadien-français du nom d’Étienne Provost, originaire de Chambly. Audubon avait compris, avant l’invention de la photographie, l’importance de tracer par le dessin des repères sur ce monde qui s’écrit à tire d’aile dans la grande page blanche du ciel de nos vies.

Audubon parlait avec enchantement des espèces qui composent le monde aviaire. Charles-Eusèbe Dionne, un de ses premiers disciples sur les rives du Saint-Laurent, rapporte par exemple ses mots à propos du chant flûté de la grive des bois : « Je ne puis comparer ses effets à ceux d’aucun instrument, car je n’en connais pas réellement d’aussi mélodieux. Elle s’enfle peu à peu, devient plus sonore, puis jaillit en gracieuses cadences, et retombe enfin si douce et si basse qu’on dirait qu’elle va mourir. »

La nuit, lorsque l’on sait nommer les étoiles, le monde nous apparaît déjà un peu moins obscur. Il en va de même sans doute le jour, à l’heure de nommer les oiseaux, ces étoiles filantes dont nous peinons parfois à capter la lumière. Pouvoir nommer les oiseaux, c’est trouver à cartographier notre monde, s’aider de ce fait à s’y situer.

Les durbecs des sapins ne me sont pas familiers. D’ordinaire, ce sont surtout des étourneaux sansonnets qui tournent autour de la maison. Ils jouent, dirait-on, dans une sorte de tragédie shakespearienne permanente dont ils sont à la fois les acteurs et les metteurs en scène. Combien en ai-je sauvé de justesse, en été surtout, après qu’ils se furent engouffrés dans la cheminée pour en tomber à l’intérieur, tout couverts de suie, bien près de suffoquer ? Cet oiseau n’existait pas en Amérique. Pas plus que nos pigeons des villes. De l’espèce des passereaux, l’étourneau sansonnet s’est reproduit au Nouveau Monde à compter de 1890. À l’été de cette année-là ainsi qu’en 1891, quelques dizaines d’individus ont été lâchés à Central Park, en plein coeur de New York, par un ornithologue du nom d’Eugene Schieffelin. Sans preuve formelle, il est répété que Schieffelin souhaitait tout bonnement voir voler dans le ciel d’Amérique cette espèce présente dans l’oeuvre de Shakespeare.

De façon générale, il y a de moins en moins d’oiseaux. En Europe, un effort participatif a permis d’établir un inventaire aviaire. Il a été constaté en France que 40 % des espèces d’oiseaux observées au printemps dans les jardins sont en déclin par rapport à 2012. Quelques espèces semblent désormais plus nombreuses en hiver. Fin janvier, des milliers de Britanniques ont participé à trois journées d’observation d’oiseaux pour tenter de recenser les espèces autour d’eux. Ce rendez-vous annuel, le Big Garden Birdwatch, est parrainé par la Royal Society for the Protection of Birds, fondée en 1889. L’initiative a-t-elle la rigueur d’un vrai recensement ? Il est permis d’en douter. L’expérience, répétée depuis 44 ans, permet à tout le moins de favoriser une prise de conscience de la nature immédiate. Depuis 2021, ce sont près de 30 % des oiseaux, au royaume de Sa Majesté Charles III, qui sont considérés comme étant en danger. Une liste rouge des espèces menacées précise que des espèces jadis aussi communes que le martinet, l’hirondelle et le verdier sont menacées.

Ce n’est guère plus reluisant de ce côté-ci de l’Atlantique. Depuis 1970, en Amérique du Nord, au moins un quart de la faune ailée a disparu. Sauf quelques exceptions, les oiseaux piquent du nez. Les sauvagines et les oiseaux de proie, par exemple, se portent un peu mieux qu’avant. En tout cas, leur population augmente. Mais les populations d’oiseaux de rivage, de prairie ou insectivores, observe le gouvernement canadien, ont diminué respectivement de 40 %, de 57 % et de 59 %.

La pollution, l’exploitation abusive et intensive des forêts, l’usage de pesticides, l’extension constante du domaine de l’habitation humaine, l’éclairage nocturne à outrance expliquent en partie ce déclin. Une multitude de facteurs conjugués sont en train de créer des bouleversements irréversibles tant dans la reproduction que dans la nidification.

À Sherbrooke, au petit musée qui jouxtait l’école que j’ai fréquentée, se trouvaient des spécimens de tourtes empaillées par quelques curés. Cet oiseau si longtemps chassé pour en faire des pâtés a disparu en 1914. Le dernier spécimen connu vivait en captivité. Depuis le début du XXe siècle seulement, il faut compter au nombre des oiseaux officiellement disparus le harle austral, le grand pingouin, le quiscale de Mexico, différents types de grèbes, la perruche de paradis, la conure versicolore, la ninoxe rieuse, l’émeraude de Gould.

Notre monde bat de l’aile. Faut-il être une tête d’oiseau pour ne pas s’en apercevoir ?

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