L’enfer

« L’enfer, c’est les Autres », déclare Garcin, personnage mort-vivant dans Huis clos, pièce incontournable de Jean-Paul Sartre. Il y a eu d’innombrables analyses et plaisanteries associées à cette célèbre phrase depuis sa première énonciation sur scène à Paris lors de l’Occupation, en mai 1944. Toutefois, je ne crois pas qu’elle soit utilisée de nos jours pour tenter d’expliquer la profonde aliénation qui semble avoir saisi les dizaines de millions d’Américains qui ne veulent plus retourner au bureau à la suite de la pandémie.

Les raisons les plus courantes offertes pour expliquer cette énorme migration nombriliste sont variées : le confort du télétravail et la liberté censée en résulter ; un marché du travail tendu, qui donne un pouvoir de négociation hors norme ; l’égoïsme de la génération millénariale ; un esprit généralisé de ras-le-bol ; l’ambition croissante de lancer sa propre affaire dans le style des entrepreneurs qui ont commencé dans un garage, comme Steve Jobs ; l’élimination des trajets entre le domicile et le bureau, et le gain de temps pour les loisirs et la vie de famille. Quelles que soient les motivations, les chiffres du travail à distance sont impressionnants.

Selon un sondage Gallup, il y avait, fin août, plus de 70 millions de salariés américains qui pouvaient faire du télétravail, dont seulement deux sur dix travaillaient à plein temps sur place. Le pourcentage du travail au bureau a augmenté avec le ralentissement de la COVID-19, mais un récent reportage de Bloomberg indiquait que le taux d’occupation des bureaux des dix plus grandes villes américaines était, en moyenne, de seulement 50,4 % et, dans la ville de New York, de 47,5 %.

N’importe qui peut voir à l’oeil nu le manque d’activité dans les rues et sur les trottoirs de Midtown Manhattan, quartier principal des édifices commerciaux. Avec une estimation de plus de 1,5 million d’emplois de bureau dans les cinq secteurs municipaux de la ville, on peut déduire qu’il y a, disons, 800 000 personnes qui, par leur présence, participaient à la vie quotidienne commune avant la pandémie et qui ne le font plus. Nous sommes dans un événement sismique dans l’histoire urbaine.

Au début du confinement, en mars 2020, j’ai beaucoup souffert de l’isolement, bien que notre vie de famille ait plutôt bien fonctionné. Les gens me manquaient, mais aussi les scénarios, les drames et les bousculades de la rue… et du bureau. J’ai vite développé une haine pour les conférences Zoom, sachant que la petite image sur mon écran cachait des nuances et des émotions dont je me serais aperçu en personne. On perçoit beaucoup mieux le contour de l’autre en compagnie physique, et je me sentais privé de cette information cruciale, en quelque sorte aveugle. Avec la durée croissante du temps passé devant l’ordinateur, je m’énervais.

L’écran peut servir de fenêtre sur le monde, mais il peut aussi vous enfermer dans un silo, genre de prison monotone et insensée. Donc, j’ai rouvert mon bureau le plus tôt possible, début septembre, avec toutes les précautions sanitaires. Quelle joie de revoir les collègues, même masqués, et quelle merveille de pouvoir résoudre les problèmes et prendre les décisions rapidement, sans l’infernal et interminable échange de courriels. Les sans-abri et les drogués le long des rues dans ce coin de Manhattan quasi vide pouvaient remarquer mon bonheur, tellement j’étais ravi de retrouver mon quartier d’affaires dans toute sa grandeur et sa misère.

En revanche, le retour bienvenu à la chaleur humaine n’a aucunement résolu les conflits entre humains. Les emmerdeurs continuent à emmerder ; les disputes et les engueulades enflent ; les anciennes rivalités, submergées par la peur de la peste et l’habitude de parler à travers une machine, réapparaissent. Le frigo commun déborde de nouveau de nourriture périmée et parfois moisie. Dehors, les rats se promènent avec arrogance. Dans le métro, il y a des fous crasseux un peu partout.

Je crois qu’une grande partie du refus de revenir au travail physiquement vient d’un rejet de l’autre — ainsi que de la société collective, hétéroclite et inévitablement dangereuse. On voyait déjà cette tendance avant la pandémie — l’appel de Trump à ériger un mur contre les sans-papiers « violeurs » a beaucoup résonné dans la psyché américaine, et la menace de la COVID s’est installée métaphoriquement à sa place. On ne veut plus de microbes ; les trumpistes, comme bien des gauchistes, préfèrent une pureté illusoire qui laisse croire qu’on est mieux défendu chez soi, planté devant l’ordinateur ou la télévision dans un safe space.

Cette envie de purification remonte à nos racines protestantes et à la chasse aux sorcières : Salem en 1692 ; la prohibition en 1919 ; le maccarthysme en 1950 ; et les purges actuelles dans les médias, dans les universités et dans la politique contre les agresseurs mâles et « racistes », et les mots prétendument nuisibles.

Revenons à Sartre. Emmuré dans un enfer meublé et constamment lumineux, Garcin interroge « Le garçon » : « Fait-il jour ? » Le garçon répond : « Vous voyez bien, les lampes sont allumées. » Garcin apprend que « dehors », il y a « d’autres chambres et d’autres couloirs ». « Où est l’interrupteur ? » poursuit Garcin. « Il n’y en a pas », explique le garçon, mais « la direction peut couper le courant ». Comme les gouvernements chinois, iranien ou russe ont la capacité de « couper » Internet. Refoulé dans un foyer clos avec les écrans allumés en permanence selon le caprice d’un pouvoir central, c’est mon idée de l’enfer. Sortons ensemble !

John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.

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