L’actualité avec Bertrand Russell
Je viens de finir d’éditer en français The Impact of Science on Society de mon cher Bertrand Russell (1872-1970), qui est pour moi le plus grand philosophe du XXe siècle.
Ces conférences, prononcées à Londres en 1950, portent sur la science et la technologie scientifique, sur les effets qu’elles ont et auront sans doute dans l’avenir sur la société, sur les moyens d’en goûter les promesses et sur ceux d’en éviter les périls — parfois si graves qu’ils menacent la survie même de l’humanité. On se rappellera qu’on est alors en pleine guerre froide et que les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki sont tombées cinq ans plus tôt…
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Certaines des idées que Russell avance me semblent encore pertinentes pour penser l’actualité, y compris en éducation. Voyez plutôt.
Il n’est pas difficile d’imaginer que le mathématicien et logicien aurait été fasciné par les développements d’Internet et de l’intelligence artificielle et par ce tout récent épisode, ChatGPT.
Russell, devant les technologies scientifiques de son époque, n’est ni un pessimiste qui garantit qu’elles auront des effets terribles ni un optimiste béat qui pense qu’elles seront toujours bénéfiques. Il met néanmoins en garde contre le fait que «la technologie scientifique a souvent pour conséquences […] une singulière concentration de puissance », aux mains d’une « oligarchie réduite [qui] détient un pouvoir considérablement accru ».
Il donne comme exemple les compagnies pétrolières, un exemple qui reste très pertinent. Je lui raconterais les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) qu’il me rappellerait peut-être qu’il avait averti que les technologies augmentent « l’importance des organisations, et par la suite l’emprise du dirigisme sur la vie des individus » et le contrôle qu’elles sont en mesure d’exercer sur les opinions. Je lui parlerais alors des effets de clivage des nouveaux médias et des pouvoirs que ceux-ci détiennent sur la liberté d’expression.
La science et la recherche
Au coeur de la science, on trouve des vertus, des manières de faire et de penser. Russell les décrit ainsi : « Écouter toutes les parties, essayer de vérifier tous les faits pertinents, contrôler nos propres opinions en discutant avec des personnes qui ont des opinions opposées, cultiver une volonté d’écarter toute hypothèse qui s’est révélée inadéquate. »
Ces méthodes ont fait leurs preuves, et Russell demande qu’on les applique partout, et notamment en politique. La leçon me semble d’actualité, en ces heures où même à l’université la liberté d’expression ne se porte pas très bien. Parlez-en au professeur Patrick Provost, de l’Université Laval. Pour illustrer les effets que peut produire l’idéologie sur le savoir et sa transmission, je montrerais volontiers aussi à Russell ce qui arrive ces temps-ci aux États-Unis dans l’enseignement de ses chères mathématiques, décrétées rien de moins que racistes. Heureusement, des voix s’élèvent contre ce délire.
Russell jugeait nécessaire un gouvernement mondial pour contrer les effets des nationalismes et des idéologies et pour rendre accessibles à tous le savoir et ses fruits. Il ne parle cependant pas explicitement des effets de l’argent et du mercantilisme sur la recherche. Il n’a pas vu venir les revues prédatrices et la privatisation de la recherche. Mais je n’ai aucun doute qu’il serait horrifié d’apprendre que 50 de nos universités publiques au Canada, dont certaines au Québec, travaillent sur des projets de recherche avec l’armée chinoise.
L’éducation
Pour que l’humanité survive et soit heureuse, Russell misait donc sur un gouvernement mondial, et aussi sur un contrôle des naissances et sur une stabilisation de la population. Mais il misait aussi beaucoup sur l’éducation. Des changements sur le plan des idées, des mentalités, s’imposent si on veut survivre, et l’éducation est selon lui indispensable pour faire naître cette sagesse dont nous avons tellement besoin. « Aussi longtemps que l’être humain ne se développera pas en sagesse autant qu’en connaissance, l’accroissement de son savoir impliquera une augmentation de ses malheurs. »
Sont pour cela nécessaires, dit-il « la compassion et le désir fervent que l’humanité soit heureuse ; en outre, la volonté de connaître, de savoir, de s’éduquer, et la détermination de ne pas se laisser prendre à des théories captieuses ; enfin, par-dessus tout : l’espoir courageux et l’impulsion créatrice ».
Si les vertus qui commandent la science se répandaient, pense-t-il, « les neuf dixièmes des maux du monde moderne seraient guéris. La guerre deviendrait impossible, car chaque partie se rendrait compte que les deux parties sont forcément dans l’erreur. La persécution cesserait. L’éducation viserait à élargir l’esprit, et non à le rétrécir. Les individus seraient choisis pour des emplois en fonction de leur aptitude à faire le travail, et non parce qu’ils flattent les dogmes irrationnels de ceux qui sont au pouvoir. Ainsi, le doute rationnel, s’il pouvait être généré, ouvrirait une ère nouvelle ».
Je rêverais de lui montrer le programme de formation de l’école québécoise en lui demandant ce qu’il en pense…