La femme invisible

Dans un entretien avec le journaliste Bernard Magnier (J’écris comme je vis, 2010), l’écrivain Dany Laferrière s’attarde au rapport sexuel sur le plan de l’affrontement racial avec un sourire en coin : l’homme blanc tout en haut de l’échelle, puis la femme blanche, puis l’homme noir, et enfin la femme noire, ce personnage invisible. Il emploie le mot en n pour illustrer son propos, même si Dany est woke, au sens d’éveillé aux discriminations.
Au-delà des rapports sexués, la femme noire est une ombre que personne ne remarque socialement, sauf lorsqu’elle sort du rang, qu’elle se nomme Rosa Parks, Christiane Taubira ou Michelle Obama. Seulement là, on la voit, comme une anomalie, un cas, une bravade, une brebis « noire ».
Michelle Obama raconte dans son dernier livre, Cette lumière en nous, qu’une conseillère en orientation, à l’école secondaire, lui a fourni un formidable tremplin. En dix minutes, cette femme a balayé ses ambitions universitaires à Princeton en lui disant qu’elle n’avait pas le « profil » adéquat : « Elle m’avait regardée, jaugée et n’avait vu aucune lumière en moi », écrit l’ex-première dame des États-Unis, qui a obtenu son baccalauréat en sociologie à Princeton avec mention cum laude (avec distinction) avant de se diriger en droit à Harvard.
« La remarque blessante de cette conseillère d’orientation a finalement été un moteur pour moi. J’étais plus déterminée que jamais. Je voulais lui prouver ce dont j’étais capable. Ma vie est devenue une forme de réponse à son jugement : Tes limites ne sont pas les miennes. »
Quand une femme dit NON vous devez arrêter, quand un « NOIR » dit « J’étouffe » vous devez arrêter aussi.
Tes limites, c’est ton incapacité à voir que tout t’est dû, que les portes s’ouvrent magiquement devant toi au lieu de se refermer. Tes limites sont celles d’une méritocratie que tu tiens pour acquise parce que tu es né dans le « bon » quartier, le « bon » pays, avec les « bons » parents et le « bon » sexe. Tes limites, c’est ce band-aid de couleur chair sur une peau d’ébène.
Les sirènes noires n’existent pas
Michelle Obama fait remarquer dans son livre d’empowerment que, dans une étude récente sur les monuments des États-Unis, « une large majorité d’entre eux sont dédiés à des hommes blancs, dont la moitié étaient des esclavagistes et 40 % issus de milieux aisés. Les Noirs et les Amérindiens représentent 10 % de ceux qui sont commémorés, les femmes 6 %. Et on dénombre onze fois plus de statues de sirènes que de femmes membres du Congrès. Au risque de me répéter, il est difficile d’aspirer à une chose qui n’est pas visible ».
La mysoginoire est partout, même dans le minéral de prestige.
C’est peut-être le plus frappant dans le nouveau documentaire Le mythe de la femme noire de la réalisatrice et comédienne Ayana O’Shun : à quel point ces femmes sont invisibilisées depuis toujours, reléguées à des figures sécurisantes ou caricaturales bien précises. « C’est ce qu’ils pensent savoir de toi qui est insupportable », confie Abisara Machold, fondatrice de InHAIRhitance, qui fait de la sociologie de cheveux crépus.
À force de jouer la prostituée, membre de gang de rue ou la « maîtresse de », Ayana O’Shun a voulu montrer que les figures de femmes noires relèvent de stéréotypes bien ancrés étudiés depuis longtemps : Jézabel, la femme sexuée ; Aunt Jemima, la nounou, la doudou ; la femme noire agressive, bien représentée comme déclencheur comique à la télé. La réalisatrice a mis dix ans à terminer son film, à trouver une antenne, une écoute. Aucun grand diffuseur n’a accepté d’y accoler son nom (nécessaire au financement), sauf Natyf TV, une chaîne francophone sur le Web qui fait la promotion de la diversité canadienne. Par contre, vous verrez tous les réseaux faire la promotion du Mois de l’histoire des Noirs en février…
Nous sommes les nounous et nous sommes les mamies. Et on voudrait que nous ne soyons que ça. C’est ça le problème.
Le film donne la parole à 21 femmes de tous les milieux : anthropologue (ma collègue Emilie Nicolas), philosophe, activiste, entrepreneure, chanteuse, commissaire d’expositions, animatrice, psychologue. La philosophe Agnès Berthelot-Raffard souligne : « Lorsqu’une femme noire a du pouvoir, on va considérer qu’elle est là pour la discrimination positive. Donc, on va lui demander d’accepter un certain nombre de compromis parce qu’on lui a accordé une position de pouvoir que, normalement, elle n’a pas dans la société. »
Pensées noires
J’ai pleuré en visionnant le film d’Ayana. Ma jeune coloc latina à qui je l’ai fait voir a pleuré aussi. Je n’ai pas réussi à retenir mes larmes en interviewant la réalisatrice, découragée par l’unanimité des témoignages, tous intelligents et sensibles. « 95 % des femmes dans mon film m’ont avoué au détour être passées à travers une dépression. Je ne l’avais pas réalisé avant », me confie Ayana.
Selon Statistique Canada, ce sont 11 % des hommes et 16 % des femmes qui font une dépression majeure (il n’en existe pas de mineures, m’avait expliqué une psy) au cours de leur existence.
Ayana O’Shun, qui possède un t-shirt Rosa Park — son idole absolue —, espère susciter la discussion, la solidarité, la tolérance entre les peuples et éveiller les consciences face aux stéréotypes. « Ce n’est pas un film de victimes, c’est de l’empowering. »
Comme l’est la comédie musicale Matilda (Netflix), où excelle Lashana Lynch dans le rôle d’une institutrice noire abusée de multiples façons qui sauvera la petite Matilda de parents négligents et cruels. Et Matilda lui rendra la pareille. J’ai vu le film deux fois, et avec le même sentiment de triompher de l’adversité incarnée notamment par une Emma Thompson complètement déjantée dans le rôle de la sadique directrice d’école. C’est à voir, au chapitre divertissement.
Quant au reste, le mouvement Black Lives Matter qui a secoué les mentalités en 2020 aura au moins contribué à donner une voix aux femmes noires. « On attendait ce moment-là », me souffle Ayana. Depuis combien de siècles déjà ?
Pour une question d’épidermes et de colorisme, ces femmes invisibles, mais trop voyantes, doivent s’élever. « Que signifie s’élever, au juste ? J’ai l’impression que je pourrais passer des années à répondre à cette question », écrit Michelle Obama.
Mais une phrase suffira : « When they go low, we go high. »
Et cette phrase nous élève tous et toutes.
JOBLOG | Minuit moins une
J’apprenais récemment que l’horloge apocalyptique marque minuit moins 90 secondes. Alors, permettez, avant de sauter dans une troisième guerre mondiale, je vous recommande une fête des sens locale, numérique et un brin psychédélique.
J’ai assisté à la présentation des dix courts métrages Parallèles dans la Satosphère, le secret le mieux gardé des Montréalais. Un mélange de voyage astral sous psychotropes et de rebirth, ne ratez pas cette escapade artistique son et lumière. Ma coloc trentenaire était extatique pour ce baptême vertigineux.
Vous faites suivre l’expérience immersive d’un repas au Food Lab adjacent pour une fête des sens complète. J’ai encore en bouche les acras de morue et la courge grillée au chimichuri, labneh et miel avec kale frit qui vous tire du coma. Sans parler des compotée et granité de rhubarbe, labneh, tuile au miel et sauge. Le p’tit Jésus existe.
Et si c’est la Saint-Valentin, vous terminez la fête à l’hôtel Zéro 1, juste derrière, histoire de ne pas péter la balloune.
Formule éprouvée même à minuit moins une. Jusqu’au 17 février, à la SAT (Société des arts technologiques) : https://bit.ly/3l2gFq0
Pour l’horloge, le dernier bulletin scientifique : https://bit.ly/2LoPlPT
Aimé la pièce Dix quatre. Qu’arrive-t-il lorsque quatre scénaristes développent une série policière pour la télé ? Sur fond de violences policières et de racisme, la pièce Dix quatre est malheureusement encore et toujours d’actualité, avec l’arrestation violente et mortelle de Tyre Nichols à Memphis en janvier.
La pièce du Canadien Jason Sherman critique la complaisance et la frilosité du milieu de la télé, mais également le profilage racial et la violence policière. La comédienne Marie-Hélène Thibault se démarque en productrice qu’on adore détester.
Jusqu’au 2 mars à La Licorne, et du 8 au 11 mars à Repentigny. https://bit.ly/3judZRn
Adoré le film Chien blanc, d’Anaïs Barbeau-Lavalette, adapté du livre de Romain Gary sur son expérience aux États-Unis, à la fin des années 1960, après avoir adopté un chien policier errant qui s’est avéré être dressé pour attaquer les Noirs, un chien « blanc ». La rééducation sera surprenante. Une histoire vraie qui m’a fait découvrir un pan de la vie de Gary sur fond de tensions raciales. La caméra de Jonathan Decoste est exceptionnelle.
En VSD pour ceux qui l’ont loupé au cinéma l’automne dernier. https://bit.ly/3jqyr5N
Noté que le documentaire Le mythe de la femme noire sera présenté à partir du 10 février en salle et sur Natyf TV en 2024. https://bit.ly/3Y0GWDB