Un îlot rouge pour l’ONF

Par-delà sa mission pancanadienne, l’Office national du film (ONF) demeure incrusté dans l’ADN québécois. À coups de canon, il est venu propulser nos pionniers du septième art, ses images ont nourri l’imaginaire, même des spectateurs qui ne remontent pas ses sources. Revoir sur la plateforme de l’ONF Les raquetteurs de Gilles Groulx ou l’émouvant La vie heureuse de Léopold Z de Gilles Carle aide à mesurer le temps qui coule sur une société.

Mon oncle Antoine de Claude Jutra et Pour la suite du monde de Pierre Perrault, Michel Brault et Marcel Carrière auront été, sous cette enseigne, nos paquebots collectifs vers le large. À l’animation, la présence d’un maître anglophone comme Norman McLaren, follement inventif, reconnu et primé partout, ainsi que celle de Co Hoedeman, de Jacques Drouin et consorts ont fait de la métropole une plaque tournante jamais rouillée. Si l’animation et le documentaire restent des fleurons de l’ONF, c’est parce que de jeunes cinéastes se sont hissés sur des socles surélevés.

Tant d’histoires tissent son parcours après le déménagement de son siège social d’Ottawa à Montréal en 1956. La liberté sans entraves, la naissance du cinéma direct, une expérimentation tous azimuts riment avec ses trois lettres. Certains défricheurs évoquent encore la méthode débrouillardise des créateurs, détournant des budgets du documentaire vers la fiction, dérobant des bobines de film, histoire de s’entraider sur leurs oeuvres réciproques, comme à la campagne au temps des corvées. Formés là-bas, les Denys Arcand, Gilles Carle et autres oiseaux bariolés allaient poursuivre leur carrière au privé. Mythique terreau. De 1965 à 1975 surtout.

Plus tard, en s’aventurant jusqu’au gros bâtiment sur Côte-de-Liesse, longtemps siège de l’Office, on éprouvait des sensations de vertige. Les plateaux des films de fiction ne roulaient plus. Les cinéastes permanents s’effaçaient au profit des contractuels, après des coupes budgétaires massives. Grincements de dents, départs, crises internes ; l‘âge d’or prenait un solide coup de vieux.

En 2012, un mouvement spontané pour la survie de l’ONF s’était formé, inquiet face aux saignées culturelles du gouvernement conservateur. Ça chauffait, ça tanguait là-bas. D’ailleurs, de plus en plus les nouvelles technologies changeaient la donne. La parité, la diversité s’imposaient en nouveaux paradigmes. Appauvri, l’ONF, toujours un peu déficitaire, en mutation, mais toujours debout ! Son combo production-diffusion demeure unique au monde. Cette année, l’ONF, qui a d’autres tentacules à travers le pays, reçoit sa 77e nomination aux Oscar pour le court métrage d’animation Le matelot volant d’Amanda Forbis et Wendy Tilby.

Mercredi, je suis allée à une visite guidée des rutilants locaux occupés par l’Office dans l’îlot Balmoral, rue de Bleury. En fonction depuis 2019. Reste qu’au cours de la pandémie, tout fonctionnait au ralenti. Certains services mirent du temps à poser leurs pénates au centre-ville. Or, nous y voici ! Au rez-de-chaussée, quelques objets, dont le siège de bois de McLaren tiré de son film iconique de 1957 avec Claude Jutra Il était une chaise. À pleins corridors flotte toutefois l’envie de faire peau neuve. Les fantômes du passé s’agitent ailleurs, sous les voûtes de l’institution dans Saint-Laurent, peut-être. Ou égarés en chemin.

Avec ses hauts triangles rouges, l’îlot Balmoral est le plus bel ornement architectural de la place des Festivals. Au-dehors, au-dedans. D’un étage à l’autre, on admire les locaux high-tech, la lumière, l’élégance des détails et de l’ensemble aux hautes pointes aiguës. Reste qu’à l’échelle des immenses espaces sur Côte-de-Liesse, la moindre pièce semble ici exiguë.

Le théâtre Alanis O’Bomsawin, salle de projection à la fine pointe technologique, les centres de postproduction ou de création insonorisés, protégés des vibrations du métro en bas, sont des bulles étanches dont l’oeil s’évade par les fenêtres.

Le producteur Marc Bertrand, au Studio d’animation français, nous reçoit dans son royaume. Il aime sentir les idées prospérer et fleurir à tous les vents. À ses yeux, l’animation demeure un éternel terrain de découvertes et d’exploration. Son enthousiasme semble créer des ponts entre hier et demain.

Le fameux écran d’épingles, sur lequel oeuvra si longtemps le cinéaste Jacques Drouin (Michèle Lemieux lui succède), fut le cauchemar des déménageurs. Si fragile avec ses 250 000 petites épingles à pousser pour créer des motifs en jeux d’ombre ; école de patience infinie. L’ONF, à travers lui, paraissait soudain intemporel. Et j’ai souhaité au nid moderne de devenir bientôt un vrai lieu d’échange avec le public par ses oeuvres, par sa mission, par son ancrage. Dans leur no man’s land, les anciens locaux l’avaient coupé du monde. Au coeur battant de la ville, j’ignore s’il va mieux vivre, mais du moins, il reluit.

Une version précédente de ce texte, qui écrivait Jacques Brault plutôt que Michel Brault, a été corrigée.

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