Bissonnette contre le vide
J’admire Lise Bissonnette. La rigueur de ses analyses et l’élégance de son style, à l’oral comme à l’écrit, m’éblouissent. J’aime sa parole limpide, brillante, directe et toujours empreinte de douceur, même à l’heure des jugements tranchants. Je partage, en plus, la plupart de ses idées.
Quand je constate son absence dans la nomenclature du Dictionnaire des intellectuel.les au Québec (PUM, 2017), je me dis qu’il y a des universitaires qui en ont manqué des bouts. Depuis 40 ans, en effet, Lise Bissonnette a été l’une des voix les plus lucides de l’intelligentsia québécoise.
C’est cette belle voix forte et lumineuse que l’on retrouve dans Lise Bissonnette (Boréal, 2023, 210 pages), un livre d’entretiens menés par l’historienne Pascale Ryan. Cette dernière, à raison, présente Bissonnette comme une « intellectuelle engagée », comme une « femme d’idées et d’action » animée par « l’amour des mots, de l’écriture et de la lecture ». Lise Bissonnette est une femme de culture au sens fort du terme, ce qui explique la profondeur et la justesse de sa pensée.
Née en 1945 en Abitibi dans une famille de la classe moyenne inférieure, Bissonnette évoque avec tristesse le « désert culturel » de sa jeunesse dans un milieu privé de livres et dans lequel l’enseignement, même pour ceux qui ont la chance de dépasser l’école primaire, est d’une affligeante médiocrité culturelle. Le Québec d’avant la Révolution tranquille, ce monde sans livres et sans musique pour la majorité de la population, se caractérise par le « vide », par « une vie d’ennui, de platitude, de fermeture ».
Dans des pages senties, Bissonnette conteste le révisionnisme historique qui cherche à relativiser la thèse de la Grande Noirceur. Bien sûr, reconnaît-elle, dans les milieux urbains privilégiés, la culture perçait parfois et une certaine dissidence se faisait jour, mais la majorité était condamnée à « une vie sans relief faute de connaître autre chose » que l’ordinaire des jours. « Tout un monde vivait en deçà de son potentiel », résume-t-elle.
C’est la Révolution tranquille qui, en mettant en avant l’intervention étatique, notamment en éducation avec la multiplication des écoles secondaires publiques, la création des cégeps et celle du réseau de l’Université du Québec, a allumé les lumières de la culture partout au Québec. Bissonnette insiste sur « l’immense rupture » que représente ce moment béni, tout en se désolant du fait que son élan a été brisé par l’idéologie antiétatique.
Habitée par une irrépressible « faim d’apprendre », la jeune Abitibienne, dans l’adversité, obtiendra un brevet d’enseignement et une licence en sciences pédagogiques de l’Université de Montréal avant de terminer une scolarité de doctorat à l’École pratique des hautes études de Paris. Sa vie durant, pourtant, et même avec un doctorat en lettres françaises obtenu en 2015, elle conservera le sentiment de manquer de culture. C’est dire la hauteur à laquelle elle place la barre.
Bissonnette dit que son engagement dans le journalisme étudiant, à l’âge de 16 ans, a été un révélateur. Entrée au Devoir en 1974 comme journaliste, elle y a ensuite occupé plusieurs fonctions avant d’en devenir la brillante directrice de 1990 à 1998. C’est elle qui a présidé au virage souverainiste du journal, une position qu’elle continue de défendre, sans partisanerie. Sur le plan de l’information, toutefois, Bissonnette redit, contre une tendance à la mode, son attachement au devoir d’objectivité.
Pour moi comme pour bien d’autres, j’imagine, Lise Bissonnette est essentiellement cette remarquable intellectuelle qui a su incarner une conception exigeante du projet national québécois. Cette perception en vient presque à nous faire oublier ses engagements en tant que gestionnaire.
C’est à elle, en effet, qu’on doit la création de la Grande Bibliothèque du Québec, un véritable trésor culturel visant à lutter contre le vide culturel qui a trop souvent marqué notre histoire. C’est elle, encore, qui a présidé, en 2012, le Comité-conseil sur l’avenir du Parc olympique, avec l’intention d’en faire un lieu sportif et touristique vivant, de classe et accessible.
Présidente du conseil d’administration de l’UQAM de 2013 à 2018, elle a défendu avec brio la mission essentielle des universités publiques. Elle réitère, dans ces entretiens, sa colère devant le mépris que leur réservent les élus de tous les partis.
Même comme gestionnaire, Bissonnette n’oublie jamais que la culture, au sens large, est ce qui donne du sens aux institutions et aux actions humaines.
On ne s’étonnera donc pas que, dans cet esprit, Bissonnette étrille un nouveau militantisme d’inspiration américaine qui cherche à « casser la légitimité des savoirs, de tous les savoirs accumulés depuis des siècles de recherche et d’enseignement, avant même de les avoir reçus ou transmis ». Je vous laisse deviner lequel.