Justin Trudeau et l’exorcisme des Québécois
Au début de 1980, Pierre Elliott Trudeau, qui avait annoncé sa retraite à la suite de la défaite de son parti neuf mois plus tôt, mais n’avait pas été remplacé, avait réussi à convaincre les Canadiens de lui redonner le pouvoir après la chute maladroite du gouvernement minoritaire de Joe Clark. Le gouvernement Lévesque avait présenté à l’Assemblée nationale la question qui allait faire l’objet d’un référendum, et M. Trudeau aurait le mandat d’empêcher la scission du pays.
Une fois le camp souverainiste vaincu, il avait poursuivi sur son élan en enchâssant dans la Constitution une charte des droits pour exorciser la majorité francophone du Québec, qui avait l’incorrigible tendance à vouloir imposer sa tyrannie à ses minorités. Et même après sa retraite définitive, il n’avait pas renoncé à sa grande oeuvre. Quand l’accord du lac Meech avait voulu consacrer dans la Constitution la reconnaissance de la « société distincte », il avait usé de toute son influence pour prévenir une telle ignominie.
Trudeau fils a repris là où son père avait laissé.
Avec seulement trois députés, le PQ ne représente plus une menace et le Québec est maintenant dirigé par un premier ministre qui se dit un fier Canadien et conteste au PLQ le rôle de défenseur du fédéralisme, mais les francophones québécois n’ont pas été libérés pour autant de leurs mauvais démons. Aux yeux de M. Trudeau, l’inclusion si choquante de la disposition de dérogation dans les lois 21 (sur la laïcité) et 96 (sur la langue) illustre ainsi cette tare tellement contraire aux vertus du multiculturalisme et du bilinguisme qui font la grandeur du Canada.
Ce grand combat qu’il entend mener a aussi l’avantage de reléguer au second plan un bilan que les électeurs risquent de juger insatisfaisant quand ils se rendront aux urnes. D’ailleurs, comment peut-on comparer la lutte contre les changements climatiques ou les méfaits de l’inflation avec une mission aussi sacrée ?
Le mieux est cependant l’ennemi du bien, et M. Trudeau semble avoir compris qu’il a un peu forcé la dose en choisissant une représentante pour lutter contre l’islamophobie dont les propos méprisants ont enflammé le Québec.
Certes, il n’envisage pas encore de renvoyer Amira Elghawaby à ses activités militantes, mais les explications qu’il a données mercredi donnent l’impression que sa pensée a évolué rapidement au cours des dernières heures. « Ça, ça a été mêlé un petit peu avec cette idée d’intolérance avec les autres, mais ce n’est pas ça du tout. Les Québécois veulent juste que les autres soient libérés et soient complètement libres », a-t-il déclaré.
« Il faut que les gens comprennent un petit peu qu’il y a deux visions de ce qu’est une société laïque et que ça va se résoudre quand des gens raisonnables vont avoir une conversation réelle et profonde. C’est facile de monter aux barricades et de se pointer du doigt les uns les autres », a-t-il ajouté.
Ces sages propos sont « un petit peu » — et même très — différents de ce que M. Trudeau a dit dans le passé. Mme Elghawaby elle-même est revenue à de meilleurs sentiments, au point d’offrir ses excuses à ceux qui auraient pu trouver ses propos blessants. Il faut sans doute en prendre acte, même si elle est toujours d’avis que la loi 21 est discriminatoire.
La nouvelle façon de voir les choses du premier ministre du Canada rejoint celle qu’avait défendue le juge Mainville dans la décision partagée de la Cour d’appel du Québec sur la demande de suspension de la loi 21 qu’avait présentée le Conseil national des musulmans canadiens. « La conception de la symbolique religieuse et sa place dans l’espace public ne sont d’ailleurs pas perçues de façon identique par chaque société. La Loi sur la laïcité [de l’État] en est un exemple frappant au sein du Canada », écrivait-il.
Sans vouloir douter de la sincérité des nouvelles dispositions de M. Trudeau, il serait encore plus convaincant s’il tirait la conclusion logique de ses observations, soit qu’il est permis d’avoir différentes visions de la laïcité sans nécessairement être accusé d’intolérance ou d’avoir besoin d’un exorcisme.
Si c’est réellement ce qu’il pense, il devrait renoncer à se joindre à la contestation de la loi 21 devant les tribunaux. Mieux encore, il pourrait demander aux procureurs du gouvernement fédéral de la défendre. Il pourrait aussi expliquer au Canada anglais qu’il est trop facile de monter aux barricades et de pointer le Québec du doigt.
Il est vrai que ce serait beaucoup lui demander. Non seulement son père se retournerait-il dans sa tombe, mais ses électeurs auraient sans doute du mal à comprendre que la différence québécoise ne constitue pas nécessairement une tache sur la nappe canadienne.