Cobelligérance ?
L’Occident est-il en guerre contre la Russie ? La Russie est-elle en guerre contre l’OTAN ? Officiellement, la réponse de Paris, de Washington et de Berlin à la première question est « non ». Cependant, la propagande russe déclare sans ambages que oui, Moscou est en guerre contre l’OTAN, qui mènerait une « guerre par procuration » contre la Russie. Une guerre, qui plus est, « préméditée » de longue date.
Missiles antichars Javelin, obusiers de haut calibre, lance-roquettes Himars, systèmes antiaériens Patriot, blindés sur roues français, américains… et maintenant les tanks Abrams, Challenger, et surtout Leopard 2, après la levée du tabou allemand mercredi dernier.
La montée en puissance et en volume de l’aide militaire à l’Ukraine pose tout naturellement la question de savoir si, par l’intensité de ce soutien au pays envahi, les Occidentaux — mais pas seulement les Occidentaux (1) — ne sont pas en train de devenir, selon le terme consacré, « cobelligérants » dans cette guerre.
Le débat sur la nature exacte de ce soutien ne fait pas qu’opposer un « camp russe » (très réduit, et où on ne peut inclure l’Inde et la Chine malgré leur neutralité bienveillante) à un « camp occidental ». La nature et l’opportunité de cette aide font débat aussi en Occident. Non seulement parmi les opinions publiques pluralistes, sujettes à la fatigue de la guerre et inquiètes de ses coûts économiques — sans oublier une petite fraction idéologiquement prorusse —, mais aussi parmi les États… entre alliés européens par exemple.
Même si le soutien à l’Ukraine reste, début 2023, le choix de la majorité dans les opinions publiques européennes, et d’une majorité écrasante des États et de leurs dirigeants, il y a des dissidences.
La rhétorique du Kremlin a des adeptes en Europe. Par exemple à Budapest, où le premier ministre hongrois, Viktor Orbán, grand ami de Vladimir Poutine (même s’il fait partie des « 27 » et file doux lors de la plupart des votes — mais pas tous), s’est élevé la semaine dernière contre cette escalade :
« Si vous envoyez des armes, financez le budget de l’une des parties au conflit et envisagez d’envoyer de plus en plus d’armes modernes, alors, dites ce que vous voulez, mais vous faites partie de la guerre. Ça a commencé quand les Allemands ont dit qu’ils étaient prêts à envoyer des casques. Maintenant, nous sommes dans les chars de combat et ils parlent déjà d’avions. »
Et puis, le 24 janvier, il y a eu cette déclaration de la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (parti Vert), qui a laissé échapper la phrase suivante devant le Conseil de l’Europe : « Nous menons une guerre contre la Russie, pas entre nous. »
Oups… des mots dont s’est tout de suite emparée la porte-parole russe des Affaires étrangères (« Vous voyez, c’était une guerre préméditée contre nous ! »), et que s’est empressé de « recadrer » le bureau du chancelier Olaf Scholz : « Ni l’OTAN ni l’Allemagne ne font partie de la guerre. Nous soutenons l’Ukraine, mais nous ne faisons pas partie de la guerre. »
Ce grand écart est-il tenable ? Selon les spécialistes du droit de la guerre, oui. En se basant sur deux recours inaliénables des États souverains : le droit de se défendre contre une agression, et le droit de demander de l’aide. Avec un critère d’exclusion qui demeure : « Pas de bottes sur le terrain. »
Ces deux droits furent invoqués par Churchill s’adressant à Washington en 1939-1940 (avant l’implication directe des États-Unis consécutive à Pearl Harbor). Un quart de siècle plus tard, le soutien militaire actif et soutenu de l’URSS au Vietcong contre les États-Unis ne fut pas considéré comme de la « cobelligérance » soviétique. Il n’a jamais entraîné de guerre directe entre l’URSS et les États-Unis.
La possibilité de dérapage existe pour autant. Mais la question n’est pas morale ou juridique : sous ces angles, la cause est entendue, on reste dans le droit et le juste. Mais on joue sur le fil sur les plans politique et militaire, dans l’appréciation réaliste des vraies « lignes rouges » de Moscou, au-delà des imprécations et du bluff omniprésents.
(1) À la réunion de Ramstein,
le 20 janvier, sur la poursuite de l’aide militaire, il y avait autour de la table pas moins de 54 pays « amis de l’Ukraine ».
François Brousseau est analyste d’affaires internationales à Ici Radio-Canada. francobrousso@hotmail.com