Sortie de placard bostonienne
En cette nouvelle saison de misère de nos Glorieux, dont les bras meurtris sont mûrs pour la table d’opération et dont l’éternelle reconstruction commence à ressembler à celle de notre système de santé, le temps est venu de faire mon « coming out » : je suis un partisan des Bruins de Boston. L’ai toujours été. Vous me rétorquerez que c’est un peu facile et qu’il n’y a pas grand mérite à prendre pour des Bruins trônant au sommet du classement général en vertu d’une hallucinante fiche de 38-6-4 alors que la Sainte-Flanelle occupe une position devenue presque prévisible dans le peloton de queue. Mais étiez-vous là dans les années 1970 ? Moi oui.
Ça a commencé par la saison 1970-1971, celle des 76 buts de Phil Esposito. Les quatre joueurs qui le suivaient au classement des meilleurs marqueurs de la ligue s’appelaient Orr, Bucyk, Hodge et Cashman, tous des Bruins. Je suis alors devenu un membre d’une minorité invisible. Je ne parlais pas ouvertement de ma différence. Ne portais ni tuque ni chandail aux couleurs de mon équipe. Je vivais les célébrations de mes amis chantant les exploits du CH comme autant de microagressions. Il n’est pas impossible que ma santé mentale en ait été affectée. À l’école secondaire de Carleton-sur-Mer, il n’y avait pas de safe space pour un fan des Oursons.
Pour mon club, la décennie allait se solder par deux maigres Coupes Stanley, alors qu’il aurait dû en remporter cinq d’affilée. Prendre pour Boston dans la seconde moitié des années 1970 revenait à favoriser les éternels négligés que deviendraient les Bruins après l’éclosion des « Flying Frenchmen » de Flower et compagnie. D’une certaine manière, j’ai raté le grand « party des seventies ».
Aujourd’hui, j’ai du mal à croire que j’ai applaudi une équipe dirigée par Don Cherry. Étais-je alors conscient du fait que la brève dynastie formée autour du coup de patin du grand Orr et de l’instinct de buteur du gros Phil était aussi une clique de durs dont le surnom emblématique de Big Bad Bruins évoque maintenant l’âge d’or des bagarres générales dans la LNH ? Je plaide la dissonance cognitive.
L’amour des négligés et l’esprit de contradiction ont fait le reste. Au fil des ans, il m’est arrivé d’adopter d’autres équipes — les Pingouins de Super Mario, l’Avalanche (2001, 2022…) —, le temps d’une infidélité en forme de course au trophée suprême. Et quand le Canadien se rendait en finale, je n’étais pas du genre à cracher dans la coupe. Mais mon coeur restait avec les Bruins. Je souffrais avec eux, les suivais de loin ; notre union battait de l’aile, mais je revenais toujours… Au-delà des intermittences du club local, je suis ce qu’on pourrait appeler un partisan de fond des gars du Massachusetts. Mon amour d’adolescence passe avant mes intérêts nationaux.
En grande finale avec eux, j’ai été aplati au compte total de huit matchs à un par les Oilers de 1988 et de 1990. Printemps après printemps, j’ai vu Bourque repartir Gros-Raymond comme devant, Neely se faire sortir de la patinoire par le coup de genou salaud d’Ulf Samuelsson. La malédiction continuait. Elle allait s’étendre sur une autre génération.
Il m’arrivait assez souvent de me comporter comme une taupe infiltrée dans les rangs des supporteurs du Canadien. J’étais dans ce bar de Joliette par un beau soir d’avril et je criais avec les autres pendant que la bande à Brisebois et Plekanec éliminait mes préférés en quart de finale d’association, mais je n’en ressentais pas moins.
Puis l’année 2011 est arrivée… De la conquête du Graal par les Bruins cette année-là, les partisans du Tricolore ont surtout retenu une certaine mise en échec, qualifiée à l’époque de « tentative d’assassinat », servie par le capitaine Zdeno Chára à Max Pacioretty. En visionnant la reprise, on ne peut que constater le caractère relativement bénin de ce coup d’épaule légal, tout le malheur de Pacioretty étant d’avoir donné de la tête — qu’il avait grosse — contre la bande. Si vous avez bien lu votre Pierre Gervais. Au coeur du vestiaire dans le temps des Fêtes, vous n’ignorez plus quelle tête à claques était le futur capitaine du Canadien (« un gars très égocentrique », « tout le contraire d’un rassembleur »).
Ce n’est évidemment pas une raison pour vouloir l’expédier à l’hôpital, mais si cette mise en échec de Chára était une tentative d’assassinat, alors celle de Larry « Big Bird » Robinson sur Gary Dornhoefer, le jour où la peur changea de camp dans la finale de 1976 entre les Flyers et le Canadien, ressemble à une tentative de meurtre réussie aggravée d’un outrage au cadavre.
Donc, j’ai les Bruins dans les tripes. Mais on peut penser à des arguments plus rationnels en faveur de cette équipe — un concept qu’ils incarnent d’ailleurs à la perfection. Ainsi, les Bostonnais dominent la ligue au chapitre des buts marqués, alors qu’un seul de leurs joueurs, David Pastrňák, figure parmi les 40 meilleurs compteurs du circuit. Ils ont aussi accordé le moins de buts et de tirs de l’enclave à leurs adversaires, effet probable de la légendaire éthique de travail qui est devenue leur marque de commerce. Leurs joueurs les plus compétitifs, ceux qui forment à la fois le noyau et l’âme de l’équipe, n’ont jamais porté d’autre chandail que celui des Bruins. Ils sont aussi soudés que doués et dévoués. À Boston, on semble ignorer le genre de touristes multimillionnaires incapables de dire un mot dans la langue officielle de l’État où ils travaillent.
Et je n’ai encore rien dit de Patrice Bergeron ! Ça va aller au printemps…