Le capitaine abandonné

En mars 2013, un Jacques Parizeau vieillissant avait été ovationné par les délégués au congrès d’Option nationale (ON), dans lequel il voyait « le levain dans la pâte ». Grâce à leur enthousiasme, « une entente de tous les souverainistes deviendra possible », leur avait-il lancé.

À la fin du nouveau documentaire biographique intitulé Jacques Parizeau et son pays imaginé, réalisé par Jean-Pierre Roy et André Néron, on peut voir les jeunes militants visiblement émus se presser vers l’ancien premier ministre pour le remercier et lui serrer la main.

La suite des événements l’aurait sûrement désolé. Contrairement à ce qu’il souhaitait, l’union sacrée ne s’est pas réalisée. Deux ans après sa mort, Québec solidaire (QS) a plutôt rejeté avec dédain l’alliance proposée par le Parti québécois (PQ) et ON a contribué à cristalliser la division en fusionnant avec QS.

L’objectif des auteurs du documentaire était de permettre à M. Parizeau de sortir de la « prison » dans laquelle l’a enfermé la malheureuse phrase à propos de « l’argent et des votes ethniques » qu’il a prononcée le soir du référendum du 30 octobre 1995.

Les nombreux témoignages des contemporains de M. Parizeau permettront peut-être aux générations qui ne l’ont pas connu, et qui ont retenu seulement ce qu’en ont dit ses détracteurs, de prendre la mesure de sa contribution unique à l’édification du Québec moderne.

Après plus d’un quart de siècle, le PQ et le mouvement souverainiste dans son ensemble portent encore les séquelles du discours de 1995. Aux yeux de plusieurs, notamment de ces jeunes que M. Parizeau affectionnait tant, ils demeurent suspects.

Il est vrai qu’il ne s’agissait pas que d’une seule phrase. Le clivage entre « eux » et « nous » transparaissait dans toute l’allocution du chef du Oui, et le ton n’était pas particulièrement amical.

M. Parizeau dégageait une telle image de rationalité et de sang-froid qu’il était difficile d’imaginer que l’amertume puisse avoir pris le dessus à ce point. Mais c’était un être humain. Son ancien chef de cabinet, Jean Royer, qui connaissait son émotivité, regrette encore de ne pas l’avoir tenu par la main ce soir-là pour s’assurer qu’il lise le discours préparé par Jean-François Lisée.

La gaffe était indéniable et il en a payé le prix. Il était parfois maladroit, mais il n’y avait rien de raciste en lui et il considérait les immigrants comme des Québécois à part entière, parfaitement libres de leurs choix politiques. Le témoignage de Vincenzo Guzzo, qui a offert de diffuser le film dans ses salles de cinéma, est éloquent. Même si lui et sa famille ont voté Non, il ne cache pas son admiration pour l’ancien premier ministre.

On ne peut présumer de ce que M. Parizeau aurait dit de la loi 21, mais il avait vivement critiqué la Charte de la laïcité présentée par le gouvernement Marois. Il voyait très bien que cela donnerait mauvaise presse au projet souverainiste et pousserait les immigrants à se jeter dans les bras du gouvernement fédéral, dans lequel ils verraient un défenseur de leurs droits.

Dans son esprit, l’indépendance n’en était pas moins un projet qui serait réalisé d’abord par et pour les francophones. Lors d’une réunion du Conseil national du PQ tenue en janvier 1993, il avait eu le malheur de déclarer que le camp souverainiste n’avait pas besoin des immigrants pour l’emporter. Cela n’était certainement pas tombé dans des oreilles de sourds.

Pour tenter de recoller les pots cassés, le PQ avait organisé à la hâte une réunion des représentants des communautés culturelles, mais l’opération était si cousue de fil blanc que cela n’avait fait qu’aggraver les choses. Le soir du référendum, M. Parizeau pouvait difficilement être surpris.

En réalité, il se tenait lui-même responsable de la défaite, raconte Jean Royer. Malgré trente ans d’efforts depuis la Révolution tranquille, il n’avait pas réussi à transmettre sa propre audace à un nombre suffisant de Québécois.

Personne n’a fait autant que lui pour convaincre les Québécois que la réussite économique et financière ne leur était pas interdite et pour créer une classe d’entrepreneurs. Ce n’était pas pour voir ces millionnaires de Québec inc. « cracher dans la soupe », comme il leur a reproché durant la campagne référendaire.

Le documentaire s’ouvre sur le discours qu’il avait enregistré, en anglais, pour informer la communauté internationale qu’aux confins de l’Amérique du Nord, un petit peuple qui avait trouvé le courage de faire face à l’adversité pendant 400 ans venait de prendre sa place dans le concert des nations.

En l’écoutant, il est difficile de ne pas éprouver une certaine gêne. Comme le sentiment d’avoir manqué le bateau ou d’avoir laissé tomber le capitaine au moment critique.

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