Les «parfaits» et les «essentiels»
Il s’agit d’un rêve qui déraille comme on en voit trop souvent. Plus tôt au mois de janvier, en première page du Journal de Montréal, on présentait une famille d’origine française installée depuis deux ans au Québec et menacée d’expulsion par Immigration Canada.
« Ottawa veut expulser ces immigrants parfaits », titrait-on. Cette famille de trois enfants rêvait de se bâtir une nouvelle vie au Québec. Des travailleurs honnêtes, spécifiait-on, employés dans une épicerie et dans un entrepôt d’Héma-Québec, déclarés malgré tout inadmissibles à la demande de résidence permanente et privés de leur permis de travail par Immigration Canada.
Il est vrai, sans contredit, que les parcours migratoires interrompus sont d’une cruauté absurde, surtout dans un pays riche comme le Canada, en proie à une pénurie chronique de main-d’oeuvre. La rigidité de la frontière relève à la fois de la vanité et de l’incompétence administrative.
Dans ce cas-ci, l’utilisation du qualificatif « parfaits » est fascinante. Elle signale une hiérarchie claire parmi les candidats à l’immigration permanente. Au Québec, cette hiérarchie est nommée : les immigrants parfaits sont d’abord francophones — il y a de bonnes raisons à cela. Mais puisqu’on souhaite exclure le plus grand bassin mondial de francophones (l’Afrique), il faut ajouter des astérisques, des critères implicites, qui portent tantôt le nom de « valeurs de la société québécoise » ou de « compatibilité civilisationnelle », pour éviter de dire tout haut ce que l’on pense vraiment.
Le profil type se dévoile cependant de manière limpide sur la une du Journal de Montréal : les immigrants « parfaits », ceux que l’on souhaite réellement voir s’installer chez nous, sont d’origine européenne.
Pour les autres, il y a la voie de desserte : celle du cumul des permis temporaires, celle qui pousse à vendre sa force de travail au rabais, parfois durant des années, tout en étant exclu de l’immigration permanente. C’est ce grand virage vers l’immigration temporaire que décrit admirablement la journaliste du Devoir Sarah R. Champagne dans un récent dossier.
Alors qu’au Québec, le débat sur l’immigration s’articule autour de la cible de 50 000 immigrants permanents, il se trouve en réalité trois fois plus de gens qui, chaque année, arrivent au Québec avec un permis temporaire. C’est ce nombre qui croît sans cesse, en silence. L’immigration temporaire regroupe essentiellement quatre groupes : les étudiants, les travailleurs qualifiés, les demandeurs d’asile et les travailleurs étrangers temporaires. Sans surprise, ce sont ces deux dernières catégories qui placent les gens dans les situations les plus précaires, les rendant particulièrement vulnérables à l’exploitation.
L’enquête documentaire Essentiels, diffusée sur les ondes de Télé-Québec, se penche justement sur la réalité occultée des travailleurs étrangers temporaires et des demandeurs d’asile en attente d’un statut. Réalisé par Ky Vy Le Duc et mené par Sonia Djelidi, le film débute par une infiltration dans le monde des agences de placement qui engagent des travailleurs à la journée et à la tâche. Au petit matin, près d’une entrée de métro, on recrute parmi les gens qui se présentent pour offrir leurs bras. Ils montent à bord de camionnettes vers une destination inconnue, où ils seront appelés à travailler durant 10, 12 heures dans des usines, des champs, des CHSLD, toujours dans des conditions pénibles, parfois pour moins que le salaire minimum.
Sonia Djelidi le nomme sans détour : tous ces travailleurs — sans exception — sont des gens venus d’ailleurs et des personnes racisées. Et les conditions de travail exposées sont accablantes, issues d’un autre temps. Les travailleurs sont envoyés d’un site de travail à un autre, ignorés par leurs employeurs, parfois logés dans des installations inadéquates pendant des mois.
En plongeant dans les rouages de cette réalité — qui, d’ailleurs, s’étend à tous les secteurs de l’économie québécoise —, on voit bien que les travailleurs étrangers temporaires sont placés sur une voie qui, structurellement, les destine à ne jamais être autorisés à planter leurs racines au sein de la collectivité qui profite de leurs efforts. Car il s’agit bien de cela : on recourt à une main-d’oeuvre que l’on place volontairement dans une situation précaire, pour remplir une fonction économique que le bassin de main-d’oeuvre québécois est incapable de combler.
Il faut le dire et le répéter : notre confort dépend des efforts de ces travailleurs étrangers à qui l’on refuse des conditions de vie décentes. Ce virage vers l’immigration temporaire érige l’exploitation en système. Plus encore, sans se nommer ainsi, l’effet de ce virage est bel et bien de concrétiser le fantasme d’une immigration permanente réservée aux ressortissants du Nord global, tout en capturant la main-d’oeuvre du Sud pour boucher les trous dans l’économie québécoise.
Les besoins de main-d’oeuvre ne devraient jamais être le principal argument pour justifier l’accueil des immigrants. Les immigrants méritent d’être accueillis et d’avoir des conditions de travail et de vie décentes au nom de la simple dignité humaine.
N’empêche, vu notre dépendance à l’égard de leur force de travail, cet empressement à créer des catégories parmi les nouveaux arrivants — les « parfaits » et les autres — est particulièrement gênant. Il n’y a pas d’immigrants « parfaits ». Il y a des êtres humains qui ont des besoins, des ambitions, des rêves, et un droit inaliénable d’être traités dignement là où ils contribuent.