Lise Bissonnette, au fil du temps

On s’était connues, côtoyées, appréciées, combattues au Devoir du temps de sa direction du journal. Pas facile d’être la patronne, même si le pouvoir possède d’indéniables avantages. Elle conservait une distance face aux heurs et malheurs de la fonction. Alors, on lui tenait tête tout en la respectant. Puis elle partit fonder la Grande Bibliothèque, et en quitta un jour la barre. Je la recroisais ici et là avec grand plaisir, trouvant charmante la nouvelle Lise Bissonnette. Délestée de bien des stress, sans doute. Cette femme pleine de talents, de fierté, de convictions, d’amour des arts, de contradictions et de volonté acérée préserve aussi ses énigmes.

Alors, j’ai lu son livre d’entretiens avec Pascale Ryan, Lise Bissonnette (Boréal), pour mieux saisir sa pensée et remonter son plein parcours. Les biographies sont souvent trop intrusives pour les individualistes anti- people, à l’abri dans leur territoire intérieur. La formule des entretiens permet de mieux cerner des thèmes phares, sans tout dévoiler.

L’enfance à Rouyn-Noranda, en un temps et un milieu trop étroits pour ses rêves, lui laisse un goût d’amertume : la Grande Noirceur rimait surtout pour elle avec la blancheur du vide, « la teinte blême de l’ignorance ». Hors du champ des élites socioculturelles plus cultivées, son berceau, pareil à celui de maints compatriotes, lui semblait bien terne : « Tant de grisaille n’était pas le seul fait de la censure, des cadres religieux, de la corruption politique sous Duplessis. Elle était ancrée, elle tenait depuis plus d’un siècle. Louis Hémon est celui, parmi les littéraires, qui l’a le mieux comprise. » Lise Bissonnette fait toutefois l’impasse sur la poésie des arts et des traditions populaires, longtemps si vive.

Parce qu’elle fut une pionnière dans un monde d’hommes, on met beaucoup l’accent sur sa féminité. Mais l’esprit vole au-delà de ces cloisons. Sa pensée et sa psyché captivent ici en premier lieu. Intellectuelle ! L’épithète lui colle au front dans une société qui préfère souvent rigoler plutôt que de cogiter. « J’ai donc la réputation d’être une intellectuelle. Pourquoi pas, si on oublie un parcours aussi décousu. » Des études universitaires, un militantisme au journal Quartier latin, un ressourcement à Montréal et à Paris, une immense carrière de journaliste puis de directrice du Devoir et de la Grande Bibliothèque, des romans, des milliers de lectures, un doctorat tardif, une pluie de lauriers — j’abrège — n’ont jamais apaisé sa sensation d’incomplétude, gravée jadis au fer rouge. « On est de son enfance comme on est d’un pays », écrivait Saint-Exupéry.

Sa trajectoire apparaît d’autant plus fascinante qu’elle épouse celle du Québec. Les ambitions de grandir, d’apprendre, de s’affirmer trouvèrent un tremplin individuel et collectif sous les éclats de la Révolution tranquille. Bientôt indépendantiste, la jeune dame rêvait d’un Québec plus égalitaire, ouvert à toutes les lumières. La griserie de la libération laissera place à un sentiment de fierté comme à plusieurs déceptions face au canevas inachevé. Cuisant en elle, « ce terrible échec du supposé “renouveau pédagogique” adopté par l’État il y a vingt ans, qui a fait du savoir une notion suspecte au sein de l’école québécoise ».

L’inculture durable du système d’enseignement au Québec l’afflige. Et, devant la faillite de méthodes ayant formé trop d’analphabètes fonctionnels et d’ignorants de tous poils égarant leur langue au passage, qui oserait contredire cette pédagogue passionnée d’éducation ?

Où va le journalisme ? se demande celle qui l’aura pratiqué de la nouvelle au reportage, de l’éditorial à la chronique. Aujourd’hui, elle apprécie la qualité de textes d’analyse plus nombreux qu’hier dans les médias. Mais la trivialité des émissions de variétés qui se posent en tribunes du comportement des élus, la nécessité de faire place au rire dans chaque échange, cela jette à ses yeux trop d’ombre sur l’information rigoureuse.Le mélange des genres, à pleins médias sociaux aussi, égare les esprits et déstabilise la profession.

L’aventure de la Grande Bibliothèque, au départ semée d’embûches, devenue le triomphe d’un temple du savoir, de discussions et de « chambres de bois », demeure pour Lise Bissonnette le legs principal de sa vie. Même si toutes les institutions en mouvement se dégradent sur certains plans.

En l’espace d’une vie aussi active que la sienne, le Québec a fait huit tours sur lui-même, et la planète à l’avenant. Ses analyses de la société s’en révèlent plus précieuses. Ce recueil d’entretiens m’a d’autant plus intéressée que je partage un grand nombre de ses questionnements. Des visionnaires eurent autrefois l’impulsion d’élever très haut l’esprit des Québécois. Pourquoi avoir au long des ans laissé cet élan s’affaiblir ?

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