L’air publicitaire
Dans une projection décomplexée de sa puissance financière, Cornelius Van Horne prétendait qu’il voyait, depuis son bureau cossu du centre-ville de Montréal, rien de moins que l’océan Pacifique. Dans son univers, ce magnat du chemin de fer s’imaginait son empire. Le château Frontenac et l’hôtel du Lac Louise en constituaient les astres les plus lumineux, unis les uns aux autres par un long ruban de fer déroulé d’un bout à l’autre du Canada.
À la tête de ce vaste réseau, sir Cornelius chevauchait de puissants capitaux. Sa vie, tirée par les chevaux-vapeur des locomotives du Canadian Pacific, lui permettait de collectionner sans effort les oeuvres d’art. Ses affaires filaient en ligne droite jusqu’à l’océan Pacifique, à 4500 kilomètres de Montréal.
Van Horne adoptait la posture d’un Napoléon de salon. Tout le monde connaît, au sujet de l’empereur français, au moins une histoire. Ce sont pour la plupart des publicités déguisées lancées pour conforter l’adhésion à sa figure. Une de mes préférées est la suivante. Un jour, Napoléon est irrité par les réserves que le cardinal Fesch, son oncle, formule à son égard. Cet homme de robe, qui règne sur l’Église de Lyon, lui a enjoint de prendre garde à ne pas attirer sur lui les malheurs du ciel comme de la terre. Excédé, Napoléon le prend par la main pour le conduire jusqu’à une fenêtre. La nuit est noire. Napoléon lui dit, en désignant ce ciel : « Voyez-vous cette étoile ? » Non, lui répond le cardinal. Napoléon insiste. « Regardez bien. » Sire, je ne la vois pas. « Eh bien, moi, je la vois », lui lance Napoléon, pour bien assurer, à travers pareille allégorie, sa réclame publicitaire à titre de visionnaire.
Sous l’impulsion originelle de l’aristocrate et énergique Cornelius Van Horne, trains, bateaux puis avions permirent à la compagnie du Canadian Pacific de sillonner le monde durant près d’un siècle. Pour assurer sa publicité, la compagnie, fondée officiellement en 1881, passa maître dans l’art de s’exposer favorablement. De très belles affiches en couleur, aujourd’hui prisées par les collectionneurs, la mettaient favorablement en scène, en lançant à la ronde de la poudre aux yeux. Van Horne lui-même, comme George Eastman, le fondateur de Kodak, jouissait d’un sens aigu des slogans commerciaux.
Depuis l’époque de ce capitalisme à fond de train, bien des entreprises croient voir les eaux de l’océan Pacifique, même entre les quatre murs aveugles de leur bureau. Cela s’illustre parfois jusqu’à l’absurde. Ainsi, dans une publicité qui a beaucoup été raillée sur les réseaux sociaux, le transporteur aérien Air France propose ces jours-ci une image inusitée de Montréal. On y voit deux canotiers pagayant sur un immense lac situé au pied d’un haut sommet enneigé, qui fait bien davantage penser à un pic des Rocheuses qu’aux pauvres rondeurs du mont Saint-Bruno.
En tout cas, si cette publicité vise à berner des voyageurs français retraités, la compagnie aérienne risque de patienter quelques années encore pour en tirer profit. La réforme du président Macron qui vise à repousser l’âge de la retraite a mobilisé un million de manifestants jeudi dernier, y compris les syndicats des hôtesses d’Air France. Les justifications du président français ont de fâcheux airs de publicité commerciale, comme c’est le cas pour à peu près tous les slogans qui veulent nous convaincre, à répétition, qu’en travaillant plus fort, plus longtemps, tout le temps, nous produisons forcément plus de richesse pour tous. Il est surtout enjoint de la sorte à chacun de fermer sa gueule et de ramer jusqu’au sommet des vagues espoirs sociaux reportés sur son seul bonheur privé, tout le reste étant volontiers oublié.
L’empire de la publicité, malgré ses grossièretés et ses contresens, continue d’être bien huilé. Pensez à toutes ces automobiles, coincées les unes derrière les autres sur la route. Pourtant, la publicité ne cesse de vanter leurs qualités, les plaçant près de montagnes, au bord de rivières ou de merveilleux espaces verts. À quoi bon s’embarrasser de la réalité ?
Le chemin de fer du Canadian Pacific, comme bien d’autres empires, fut construit par des milliers de petites mains, dont au moins 30 000 furent celles de malheureux arrachés à la Chine, exploités sans merci le long des rails en échange de salaires de misère. Ceux qui signaient leurs chèques faisaient la loi.
Parlant de Chine, le spectacle de Shen Yun sera en tournée au Québec en février. Difficile de l’ignorer tant sa publicité tourne en boucle. Depuis sa fondation à New York en 2006, Shen Yun affirme proposer une vision de « la Chine avant le communisme ». Un grand coup de gong et voilà des danseurs et des chanteurs qui affectent de ramener à la vie « la culture authentique » chinoise.
Les artistes de Shen Yun sont des adeptes du Falum Gong. Li Hongzhi, le leader spirituel du Falun Gong, a déjà expliqué au magazine Time, en 1999, que depuis le début du XXe siècle, « des extraterrestres ont commencé à envahir l’esprit humain, son idéologie et sa culture ». Le quotidien Libération rapporte certains des propos conservateurs projetés par ce spectacle à la gloire d’une histoire impériale de composition. Un chant indique que « le mal [qui] nous est fait vient de la pensée moderne » , mais aussi que « l’athéisme et l’évolution sont des ruses de Satan ».
La vérité du monde a rarement les couleurs enchantées des publicités de ceux qui tentent d’y entretenir notre consommation débridée. Quand Jean Boulet, ministre du Travail, explique à la ronde que le salaire minimum sera haussé en mai, il s’emploie surtout à justifier pourquoi il reste si bas. Plus risquerait de faire gagner moins aux entreprises, dit-il. En entrevue au 98,5 FM, le ministre ajoute que trop hausser le salaire minimum encouragerait le décrochage scolaire. Ne reste plus qu’à produire une jolie publicité pour nous faire oublier à quel point notre système d’éducation souffre précisément de la pauvreté.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.