L’alliance Trudeau-Ford

La vice-première ministre Chrystia Freeland s’est mise dans l’embarras durant la campagne électorale fédérale en 2021 lorsqu’elle a publié sur Twitter une vidéo tronquée mettant en vedette le chef conservateur de l’époque, Erin O’Toole. Selon Mme Freeland, la vidéo en question constituait la preuve que M. O’Toole « envisageait la privatisation du système de santé » canadien. Or, Twitter avait alors estimé que la vidéo publiée par Mme Freeland avait été « manipulée » et avait joint un avertissement à cet effet
à son gazouillis.

L’incident fut néanmoins très révélateur. M. O’Toole avait simplement répondu oui à une intervieweuse qui lui avait demandé si on devait permettre aux provinces d’ « expérimenter » en recourant davantage à des cliniques privées pour la réalisation d’opérations « à l’intérieur du système universel » de santé, c’est-à-dire sans que le patient ait à payer quelque frais que ce soit de sa poche. Plusieurs provinces, dont le Québec, recouraient déjà aux cliniques privées pour désengorger leurs hôpitaux, et ce, depuis de nombreuses années. Mais les libéraux avaient sciemment choisi alors de faire campagne contre toute augmentation du rôle du privé en santé. Ceci violant, selon eux, le beau principe de l’universalité qui est à la base de notre système public.

La réaction du premier ministre Justin Trudeau fut tout autre cette semaine après que le premier ministre progressiste-conservateur de l’Ontario, Doug Ford, eut annoncé que sa province entendait faire appel à des cliniques privées pour effectuer de plus en plus d’interventions chirurgicales et de tests diagnostiques dans les années à venir. Plutôt que de reprendre le discours privilégié par Mme Freeland en 2021, M. Trudeau a dit ne voir aucun problème à ce que l’Ontario procède à ce genre de changements pour « améliorer » le système actuel.

« On va toujours veiller à ce que la Loi canadienne sur la santé soit respectée, a-t-il déclaré lors d’un passage au Québec. En même temps, on sait à quel point c’est important de livrer, à l’intérieur des conditions de la Loi canadienne sur la santé, des améliorations dans les systèmes de santé à travers le pays. » M. Trudeau est allé encore plus loin dans une entrevue accordée au Toronto Star. « Je ne ferai pas de commentaires sur ce que Doug Ford essaie de faire… Nous sommes censés dire qu’une certaine part d’innovation devrait être une bonne chose pourvu qu’elle respecte la Loi canadienne sur la santé. »

Qu’est-ce qui explique ce revirement de la part du gouvernement Trudeau ? Serait-il lié à la volonté de M. Ford de briser le front commun des provinces en acceptant des conditions qu’Ottawa souhaite imposer pour toute augmentation du Transfert canadien en matière de santé ? En effet, tout indique qu’une entente sur le refinancement en santé serait bientôt signée par Ottawa et certaines provinces et que M. Trudeau pourrait remercier M. Ford pour ce déblocage.

Le premier ministre ontarien serait prêt à accepter de nouvelles normes nationales, même si on n’utilise pas nécessairement ce terme pour décrire les conditions qu’Ottawa voudrait imposer en échange d’une hausse des transferts destinés à des soins à domicile et aux soins de longue durée. Selon le Globe and Mail, les gouvernements Ford et Trudeau travaillent sur un accord de 10 ans qui permettrait à la province d’empocher 70 milliards de dollars additionnels en transferts en santé pendant cette période. C’est majeur. Une entente similaire équivaudrait à environ 40 milliards de dollars de plus pour le Québec. Il reste à voir la somme d’argent qui serait mise à la disposition des provinces à court terme plutôt que dans cinq ans ou plus.

Il n’en demeure pas moins que MM. Ford et Trudeau semblent avoir développé une relation de travail qui fait l’envie des autres provinces. Rien ne prédestinait ces deux leaders aux philosophies politiques diamétralement opposées à devenir des alliés de circonstance. En 2018, M. Trudeau avait fait activement campagne contre M. Ford aux côtés de la première ministre libérale sortante de l’époque, Kathleen Wynne. Et M. Ford avait commencé son premier mandat en déclenchant une guerre contre la taxe fédérale sur le carbone.

Mais ils ont vite mis fin à leurs hostilités en découvrant que leurs intérêts s’accordaient la plupart du temps. Sur la question de la transformation de l’industrie ontarienne de l’automobile pour la production de véhicules électriques, les deux hommes sont pratiquement devenus des coéquipiers afin d’attirer de nouveaux investissements dans la province. Leur relation serait maintenant en passe d’avoir raison du front commun des provinces en santé.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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