Où va l’université?

Il y a plusieurs années, j’ai eu la chance d’être boursier à l’Université Harvard. Je ne saurais vous décrire l’extrême plaisir que j’ai eu à musarder pendant une année entière dans l’une des meilleures universités du monde, passant d’un cours sur la politique étrangère américaine à un autre sur la poésie contemporaine. La réputation de Harvard n’est pas surfaite. On y trouve quelques-uns des plus grands esprits de ce monde.

L’année s’était terminée par une réception dans le grand bureau du président Larry Summers. Nul besoin de dire que nous brûlions d’interroger celui qui, en plus d’une brillante carrière universitaire, avait été économiste en chef de la Banque mondiale et secrétaire au Trésor de Bill Clinton. Peu importaient ses convictions idéologiques, nous avions devant nous un homme au verbe haut qui avait été l’un des penseurs du libéralisme économique des années 1990. L’idée ne serait venue à personne de contester l’autorité que Summers pouvait exercer sur ses pairs.

Il n’en va pas de même de la nouvelle présidente qui vient d’être nommée. La presse internationale a applaudi la nomination de Claudine Gay en soulignant unanimement le fait que cette fille d’une infirmière et d’un ingénieur haïtiens était la première noire à accéder à ce poste. S’il est normal de s’en réjouir, on peut néanmoins s’interroger sur la minceur de son dossier universitaire. C’est ce qu’a eu le courage de faire David Randall, directeur de la recherche à la National Association of Scholars, qui souligne qu’en vingt ans de carrière, cette professeure d’études afro-américaines n’a publié que 11 articles universitaires et pas un seul livre à l’exception d’un ouvrage collectif. À titre d’exemple, son prédécesseur, Lawrence Bacow, avait à son actif une bonne trentaine d’articles et l’historienne Drew Gilpin Faust, première femme à diriger Harvard, cinq livres majeurs.

Comment expliquer que la présidente de l’université la plus prestigieuse du monde n’ait pas écrit un seul livre digne de ce nom ? Il ne fait guère de doute pour Randall que Claudine Gay n’a pas été nommée sur la base de son dossier universitaire, mais essentiellement pour des raisons de discrimination positive. Eût-elle été d’un autre sexe et d’une autre couleur, elle ne serait pas présidente de Harvard.

Cette nomination apparaît d’autant plus politique que la Cour suprême américaine se prononcera bientôt sur une requête soutenant que, compte tenu de leurs bons résultats universitaires, les étudiants asiatiques sont largement discriminés par ces critères raciaux et ethniques. Un jugement qui pourrait ébranler les politiques de « discrimination positive » qui ont été érigées en dogme depuis que les théories racialistes sont devenues dominantes dans les universités américaines.

C’est ainsi que l’on voit se multiplier de pures aberrations comme ces appels à candidature fermés aux « hommes blancs » pour des chaires de recherche du Canada. Comme si l’université, qui fut le foyer de la pensée universaliste, était devenue un lieu de maquignonnage entre communautés ethniques qui se disputent les places sans aucun critère d’excellence. S’il importe d’aider les populations défavorisées à accéder à l’université, et j’en suis, encore faut-il le faire en amont et jamais au détriment de l’excellence. À défaut de compromettre sa mission, la fonction de l’université ne saurait être de réparer les injustices sociales, mais d’instruire. Si l’excellence n’y triomphe pas, où triomphera-t-elle ?

Il est triste de devoir rappeler que jamais la couleur de la peau, le sexe ou l’orientation sexuelle ne feront la qualité d’un professeur, encore moins d’un président d’université. Quel respect celui qui a été ainsi choisi pourra-t-il imposer à ses pairs ? Cette façon de faire est non seulement la recette de la médiocrité, mais elle jette le discrédit sur tous ceux qui, issus de minorités, se sont hissés là où ils sont par leurs propres moyens.

L’autre effet pervers de cette façon de faire, c’est la loi du silence qu’elle instaure. Qui osera en effet critiquer ces nominations se verra aussitôt soupçonné de racisme. D’ailleurs, rares sont ceux qui ont osé critiquer celle de Claudine Gay. Comme l’écrit Randall : « Écoutez le silence assourdissant qui monte de la tour d’ivoire. »

Comment des institutions censées représenter la quintessence de la pensée ont-elles pu sombrer dans une telle confusion idéologique ? Force est de reconnaître que ce fléau a progressé lentement comme un cancer longtemps dissimulé. Contrairement à l’université rêvée par Hannah Arendt qui devait se tenir loin des idéologies et permettre « à des jeunes de demeurer, pendant un certain nombre d’années, à l’écart de tous les groupements sociaux et […] d’être vraiment libres », on voit aujourd’hui triompher une université où chacun est renvoyé à son appartenance ethnique et sexuelle.

L’ensauvagement américain devrait nous en convaincre. Un demi-siècle de discrimination positive n’a pas le moins du monde apaisé les tensions raciales. Plus généralement, si ces nouvelles discriminations devaient se pérenniser, elles signeraient la rupture d’un contrat social qui a longtemps assuré la richesse intellectuelle et la prospérité de nos sociétés. Comme le dit Arendt, « il est assez improbable qu’un type quelconque de société civilisée soit capable de survivre à la disparition de ces curieuses institutions » que sont les universités.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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