Avoir Céline dans la peau
On a l’épiderme sensible au Québec. Peuple inflammable parce que peu sûr de lui. Le jour où on apprendra à mieux manier l’ironie et le détachement face aux piques et aux oublis venus d’ailleurs, l’esprit collectif gagnera en assurance. Je sais, le poids de la colonisation pèse lourd sur nos épaules. Ça engendre, comme qui dirait, l’esprit de clocher, tantôt bienfaisant, tantôt encombrant. Reste que sous l’offense réelle ou présumée, les réactions excessives traînent ici et là des casseroles gênantes. Chaque nation se croit le centre du monde. Mais il y a moyen de garder un pied léger sous l’orage. Ça évite de trop se casser la margoulette. À New York, les scribes de Rolling Stone ont certainement souri de voir des piqueteurs québécois prendre autant au sérieux leurs choix éditoriaux. Ces mécontents manifestaient devant les locaux assiégés contre l’absence de Céline Dion sur leur liste des 200 plus grands chanteurs populaires. Frémissement de fierté nationale meurtrie, admiration et amour bafoués. Il y avait de tout ça dans le concert de protestations sous le balcon.
N’empêche. Ça faisait sans doute une belle jambe aux critiques musicaux de la place. Se voir considérés comme l’oracle de Delphes pris en flagrant délit d’errance, un vrai velours ! Le magazine américain, qui en arrache comme tous ses semblables, n’espérait pas plus croustillante publicité. En méritait-il autant ? Alors ne croyez pas que l’équipe de Rolling Stone ira changer d’un iota les noms gravés sur sa liste, après pression dissonante. Si plusieurs interprètes oubliés ou adoubés par leurs soins font sourciller ici ou ailleurs, tant pis et tant mieux ! songent-ils in petto. La Française Françoise Hardy, avec son filet de voix, se retrouve parmi les élus. Elle en rit. Madonna n’y figure pas, ni Nat King Cole...
Les listes, les palmarès, les prix, des plus obscurs aux plus prestigieux,se voient établis ou attribués selon des critères subjectifs, fruits de conciliabules, d’air du temps et de concessions. Ainsi va la vie sur la planète des arts et des lettres, où l’arbitraire fait force de loi. Autant se montrer beau joueur, que la capricieuse roue de fortune désigne ou pas les icônes chères à notre coeur. Mais aller se trimballer là-bas en chansons, derrière toutes ces pancartes. Et Julie Snyder, qui captait l’événement pour son émission, au moment où d’autres, à un jet de pierre, manifestaient afin de réclamer des comptes sur l’insurrection du 6 janvier, en ce jour anniversaire de l’assaut du Capitole. Oupelaye !
Croire Céline Dion intouchable pour cause de mégasuccès international paraît contestable aussi, car nul ne l’est. La diva de Charlemagne possède une voix exceptionnelle, mais manque à mon avis — partagé apparemment par les arbitres de Rolling Stone — de ce que les Américains appellent la « soul », le coffre, la résonance magnétique qui vous atteint aux tréfonds. Au-delà des goûts personnels de chacun et des tristes déboires de santé de la chanteuse, apparaître ou non sur cette liste ne la rendra pas moins populaire auprès de ses admirateurs. On est si souvent en désaccord avec les choix des uns et des autres en matière artistique, ça rend philosophe. Il y a quelques semaines, un pool critique des meilleurs longs métrages établi par Sight and Sound, revue du British Film Institute, couronnait Jeanne Dielman, de la cinéaste franco-belge Chantal Akerman. Un magnifique film intimiste, mais qui à mes yeux ne saurait détrôner au sommet Citizen Kane, d’Orson Welles, ou Vertigo, d’Alfred Hitchcock. Reste qu’une première femme parade en tête de liste, effet symbolique à ne pas négliger non plus. Grogne qui voudra au nom de ses préférences foulées aux pieds, mais n’en faisons pas un drame. Le jeu est si aléatoire. Je verrais mal nos troupes médiatiques piqueter devant le Palais des festivals de Cannes après l’absence des favoris au palmarès, même si, parfois, ça hue en coulisse. On se garde une petite gêne… Ça ferait trop rigoler les passants.
Prenez les Golden Globes. Avec leur jury de la presse étrangère à Hollywood jugé non inclusif, corrompu et tout ce qu’on voudra, ces lauriers de cinéma et de séries télé avaient, sous parfum de scandale, perdu leur tribune au petit écran en 2022. Mardi soir, profond virage. On les retrouvait sur NBC dignes d’un prix de diversité tant les minorités y tenaient le haut du pavé. Mais, corrompu ou pas, le jury a décerné les plus hauts honneurs à mes coureurs préférés : The Banshees of Inisherin, de Martin McDonagh, et The Fabelmans, de Steven Spielberg. Du coup, j’ai même été tentée de réhabiliter de concert ces Golden Globes en poussant un « Hourra ! » au salon. Voyez comme on est de parti pris en ces matières. Mais prudence, prudence ! S’ils devaient s’égarer l’an prochain ou glisser sur une nouvelle peau de banane… On ne peut se fier à personne. Ni aux bons, ni aux mauvais sujets du milieu. Autant respirer par le nez…