Qu’attendez-vous ?

La question est sincère. Non, elle ne vous est pas posée telle une injonction déguisée, cette forme de culpabilisation assez tendance qui, sous des apparences de bienveillance, se révèle en fait la première phrase d’une suite de reproches. Parce qu’aujourd’hui, même le « prendre soin de soi » emprunte les modes discursifs performatifs. Non, je ne joindrai pas ma voix à la chorale de la nouvelle année qui sait si bien énumérer la liste de toutes ces choses dont nous devrions nous saisir afin de devenir, enfin, cette meilleure version de nous-mêmes.

L’année 2023, plus que 2022, 2021 et toutes celles qui les ont précédées, sera-t-elle enfin celle où nous aurons tous cessé de trop fumer, trop boire, trop manger, trop aimer, trop échapper, trop glisser, trop manquer ? L’année 2023 sera-t-elle enfin celle où nous aurons « repris le contrôle, le dessus » sur toutes les sphères de la vie qu’on nous demande de gérer, partout, tout le temps ?

Non, je n’ai pas envie d’aller là avec vous pour ma première chronique de l’année.

Je n’ai rien d’une motivatrice. Je serais complètement inefficace à vous rendre réalistes, pragmatiques et engagés vers vos objectifs de vie, à vous livrer les outils qui vous permettraient de ne plus aimer vos ombres, de vous débarrasser de vous, de vous rendre pareils à notre époque, lisses en apparence, et remplis de vides, au-dedans. J’ai encore beaucoup trop d’affection pour l’humanité faillible, celle qui s’échoue quelque part entre les hauteurs de ses idéaux et les berges de ses échecs.

Non, je pose la question de manière littérale : qu’attendez-vous ? Parce qu’on nous rabâche suffisamment la nécessité d’avoir des objectifs et de les atteindre, d’établir nos plans, d’éclaircir notre vision, nos intentions et nos moyens de les incarner, d’être « conséconscients », ce nouveau terme gagnant du concours de créativité lexicale de l’année 2022 organisé par l’Office québécois de la langue française dont la définition est la suivante : « qualifie une personne qui tend à considérer les conséquences à moyen et à long terme de ses actions comme un élément prioritaire lors de la prise d’une décision ». J’ai plutôt envie d’ouvrir l’année en vous donnant rendez-vous dans une autre dimension, négligée, mais pourtant essentielle à l’existence.

Qu’attendez-vous de la vie ? Qu’est-ce que vous aimeriez recevoir d’elle en ne faisant rien, rien, rien du tout ? En ne changeant ni ce que vous êtes ni ce qui vous entoure ? En restant tout simplement là, à respirer, à trop manger ou trop boire peut-être même, en ne vous imposant aucun plan de réforme, en n’éprouvant même pas de gratitude, en n’étant pas si bienveillants et peut-être même pas résilients ?

S’il est une attitude qui trouve sa forme derrière bien des formes de compulsions, dépendances et autres symptômes contemporains, c’est assurément cette attitude passive, vouée à l’inutile, à l’empilement du rien, à la simple contemplation du temps qui passe sans que rien ne se crée, sans que nous laissions aucune trace de notre présence.

La dépression nous couche et nous rend improductifs. L’anxiété nous sidère. La surconsommation des écrans nous happe, telle une compulsion en réponse à une autre. Tandis que nous « glissons sur l’existence des autres », comme le dit l’essayiste Véronique Grenier, nous sommes sauvés, quelques heures, de cette autre compulsion du « faire » dans notre propre existence. Nous pouvons « ne pas nous réaliser », ne pas « être créatifs », ne pas « bien aménager notre temps ». Nos adolescents ne sortent plus de leur chambre, passent leurs « plus belles années » à ne plus rien faire de tous ces merveilleux possibles qui les réclament, au-dehors, de tout ce divertissement, cette suractivation érigée en une vaste défense à ce qui, pour eux, se révèle dans sa pleine absurdité.

Dans les années 1990, nous portions des vêtements déchirés, prétendions tous être plus ou moins suicidaires comme Kurt Cobain, héroïnomanes comme Courtney Love ou encore dépressifs comme Thom Yorke. Ewan McGregor plongeait dans la cuvette des toilettes (Trainspotting), John Travolta et Uma Thurman dansaient le twist (Pulp Fiction) et nous faisions des fêtes qui finissaient mal, mentions à nos parents, aimions mal, trop fort et trop vite. Nous ne nous protégions de rien, ce qui rendait nos mères folles d’inquiétude et nos pères, rouges de colère. C’était notre réponse adolescente, notre doigt d’honneur magistral à la génération qui nous éduquait, ces baby-boomers centrés sur le travail, la vie confortable, consumériste et jouissive.

En 2023, je me demande bien si se coucher à 3 h du matin la manette de PlayStation à la main n’est pas devenu la meilleure manière d’à nouveau faire ce doigt d’honneur aux anciens Cobain devenus maintenant ces parents si inquiets de voir leur progéniture ne jamais aller au bout de leur si grand potentiel. 

Je l’ignore, mais je suis frappée de voir combien le besoin de « ne rien faire » emprunte le chemin des symptômes psychopathologiques pour s’exprimer, comme le font souvent tous ces éléments de l’expérience humaine qui ne trouvent pas leur place dans le contenant collectif de ce qu’une culture survalorise. Alors, dans la question « qu’attendez-vous ? », il n’y a que ce véritable appel, sincère, à entendre ce qui se dit en vous-mêmes, une fois que vous vous déposez dans cette posture de l’attente, du repos, de la croyance en une possibilité de surprise. Si vous vous disposiez au « recevoir » plutôt qu’au « dépassement de soi », si vous vous laissiez travailler par l’existence plutôt que de travailler sur elle, que se passerait-il ?

Alors, je vous pose la question. En 2023, qu’attendez-vous ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo