Les bonnes poires
Nous sommes plus petits que jamais devant les sommets atteints aux supermarchés. Le prix des denrées a augmenté d’au moins 11 % sur les rayons. En Europe, c’est encore pire. En partie à cause de la guerre et de la crise de l’énergie. L’inflation au rayon des aliments en France avoisine désormais les 13 %. C’est énorme.
Les géants de l’alimentation, soumis à bien peu de réglementation sur les prix, affirment qu’ils n’y sont pour rien. La faute entière à l’inflation ?
La chaîne Metro a annoncé récemment qu’en plus de leurs salaires, ses cinq hauts dirigeants se partageaient cette année, pour leurs bons services, des primes de 3,7 millions de dollars. Une cerise pour le grand patron, Éric La Flèche, gratifié de 5,4 millions. Un salaire en hausse de 6,8 %. Sa prime annuelle, 1,5 million, a bondi de 15 %. Les émoluments de pareils monuments sont étonnants, année après année. En 2015, par exemple, le salaire des cinq principaux dirigeants chez Metro avait bondi de 18 %. Celui de M. La Flèche avait connu une hausse de 22 %.
Le petit employé de plancher a-t-il connu de telles augmentations de salaire ? Le commis des fruits a-t-il touché sa part des juteuses primes de ces grosses légumes ?
Ailleurs, dans le même secteur, la démesure apparaît encore pire.
Loblaw, Maxi et Provigo ont annoncé une hausse du bénéfice net record de 29 %. Pour expliquer ces profits en 2022, l’héritier Galen G. Weston a raconté que ses bas prix attiraient désormais plus de gens qui conduisent des Mercedes et de Range Rover… Un peu plus et ce baron de l’alimentation, dont les avoirs sont estimés à 8,7 milliards, soutiendrait que les gagne-petit ne sont pour rien dans le gros de ses profits !
Michael Medline, à la tête de Sobeys, refuse quant à lui, comme il dit, « de s’excuser pour nos succès », tout en disant que l’inflation fait mal à tout le monde. Sobeys vient pourtant de réaliser les plus importants profits de son histoire ! La même chose du côté de chez Metro. En fait, les grands patrons de l’industrie alimentaire ne se sont jamais autant graissé la patte, tout en invitant leurs clients à donner généreusement aux banques alimentaires. Prennent-ils leurs clients pour des poires ?
Du côté de l’industrie de la malbouffe, les salaires des dirigeants n’ont cessé de grimper à la vitesse grand V. La multinationale Restaurant Brands International (RBI), qui comprend à la fois Tim Hortons et Burger King, vient d’engager Patrick Doyle, l’ancien patron de Domino’s Pizza, celui qui affirmait publiquement que ces pizzas étaient mauvaises. Doyle s’est vu offrir des actions qui sont estimées valoir à terme 540 millions de dollars.
Au cours des trois dernières années, rapporte le Globe & Mail, le salaire de José Cil, le grand patron de RBI, est passé de 274 à 973 fois celui de son employé moyen. Cela reste loin de la vérité puisque l’univers de petites mains qu’il dirige est surtout le fait de franchisés. En vérité, le grand patron a touché jusqu’à 1600 fois le salaire moyen de ceux qui servent, sous le nom de burger, une rondelle de plastique placée entre deux morceaux d’éponge.
Au milieu du XXe siècle, les grands patrons gagnaient l’équivalent de 20 fois le salaire moyen de leurs salariés. Ce ratio a grimpé, surtout à compter des années 1980. Le ratio était d’environ 200 au début de notre siècle. Désormais, le salaire moyen des grands patrons atteint la stratosphère, au mépris de toute équité.
Aux premières heures de 2023, les p.-d.g. canadiens les mieux payés avaient déjà empoché le salaire moyen d’un travailleur : 58 800 $. Les 100 plus gros ont gagné en 2021 en moyenne 14,3 millions. L’équivalent, pour un travailleur, de 243 années de salaire.
Les organisations d’affaires trouvent pourtant à se plaindre. Les patrons revendiquent des réformes de la fiscalité encore plus à leur avantage, alors que ce sont des lois pour que cesse leur empiffrement qui font défaut. Le grand patron de Home Depot, Bernie Marcus, vient de confier au Financial Times s’inquiéter pour le capitalisme. À cause de ses dérives ? Non. À cause du socialisme ! La société, selon ses mots, est devenue le fait de gens paresseux et stupides qui ne veulent plus travailler. Depuis le XIXe siècle, dès lors que les ouvriers ne veulent pas accepter des salaires de misère, les patrons affirment à l’unisson qu’ils ne veulent pas travailler ! Bernie Marcus avait appuyé, tambour battant, Donald Trump. Il se plaint désormais, comme lui, de ne plus pouvoir rien dire. À preuve, ce long entretien dans le Financial Times ?
Au moins, mangeons-nous bien ? Le laxisme international quant au contrôle de la qualité des aliments fait peu les manchettes. Combien avez-vous mangé de clémentines, pendant les fêtes, pour faire passer la dinde et la bûche de Noël ? Selon une agence gouvernementale française, ces petits agrumes, qui viennent pour la plupart du Maroc et de l’Espagne, contiennent à 74 % des résidus de pesticides, dont un fongique classé génotoxique et cancérigène.
Dans un de ses vigoureux éditoriaux, Jean-Robert Sansfaçon avait bien exposé, avec son talent habituel, les risques de cancers liés désormais à l’usage de grains canadiens sur lesquels se trouvent des insecticides pourtant interdits ailleurs. L’agence d’inspection des aliments, notait Sansfaçon, avait trouvé des traces de glyphosate dans une majorité des céréales testées, y compris dans la nourriture pour bébé. Quel pain, vendu à gros prix, mangeons-nous ?
J’évoque Jean-Robert Sansfaçon à dessein. Il est décédé en fin d’année. Au temps où il était rédacteur en chef du Devoir, la porte de son bureau donnait près de la mienne. D’ailleurs, c’est lui qui avait insisté pour m’engager. Je l’estimais. Il avait, sur bien des questions, un vrai aplomb. Une tête sur les épaules, comme on dit. Et il était de bon conseil. J’en tirais profit. Il appréciait, par ailleurs, assez la littérature. Ce qui me semble toujours le fait d’un rapport au monde précieux. Bref, je lui accordais mon estime. Je dirais même, mon affection. À ses proches, toutes mes condoléances.