L’ombre des frontières
Sous le verglas du début d’année, un homme a été retrouvé sans vie entre le chemin Roxham et le poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle, mercredi. La cause du décès est pour l’instant inconnue, mais des médias ont évoqué le fait qu’il s’agit d’une personne qui tentait de traverser la frontière.
Toute l’hypocrisie de la frontière se dévoile chaque fois qu’un corps s’y échoue. Les morts révèlent la fonction première de la frontière : l’État érige un rempart pour assurer l’accumulation et la rétention du capital, tout en s’autorisant à disposer des corps. Voyez comme on accepte volontiers la mobilité transfrontalière si elle se destine avant tout à produire une force de travail corvéable et précaire. Mais lorsqu’on se présente à la frontière au nom de la vie, l’étanchéité est complète, impitoyable, sans appel. Capturer la valeur, rejeter les corps : une hypocrisie parmi d’autres.
L’hypocrisie la plus grossière, évidente, étant sans doute la solidarité immédiate, inconditionnelle, déployée à l’égard des réfugiés arrivés d’Ukraine dans la dernière année, pendant que l’on continue de crier à la « crise migratoire » du chemin Roxham. Soyons clairs : nous devons toute notre solidarité aux Ukrainiens déplacés par la guerre, c’est incontestable. Mais le contraste est tellement frappant. Il y a ceux qu’on accueille, ceux qu’on emprisonne et ceux qu’on laisse mourir à la frontière.
On évoquera certainement le critère du « mérite » et de « l’innocence », mais franchement, si l’on se mettait à faire les comptes — des pillages, de l’exploitation, de la privation, de la fabrication de l’instabilité chronique dans les pays du Sud —, la feuille de calcul ne servirait pas l’argument. Peu importe, en fait, puisque cela n’a rien à voir avec le mérite, et tout à voir avec la hiérarchisation des vies et la gestion de la mobilité humaine ordonnée par le capitalisme racial.
D’ailleurs, les États sanctionnent durement quiconque transgresse cet ordre. Le 10 janvier, à Athènes, se poursuit le procès de Sarah Mardini et Seán Binder, deux travailleurs humanitaires du Emergency Response Centre International, un petit organisme fondé en 2016 afin de porter secours aux migrants arrivant sur les plages de l’île de Lesbos à bord d’embarcations de fortune.
Pour avoir distribué des couvertures et de l’eau aux personnes arrivant aux portes de l’Europe, Binder et Mardini ont été accusés en 2018 de participation à une organisation criminelle, d’espionnage, d’utilisation illégale de fréquences radio, de trafic humain, de fraude et de blanchiment d’argent. Détenus avant leur procès durant plus de cent jours, puis relâchés, mais toujours interdits d’entrée sur le territoire grec, ils attendent depuis cinq ans que le tribunal se penche sur ces accusations farfelues, teintées politiquement d’un bout à l’autre. Ils font face à 25 ans de prison.
En mars dernier, le New York Times Magazine consacrait un long reportage à la saga judiciaire dans laquelle sont plongés Sarah Mardini, Seán Binder et leurs collègues. On inscrivait cette affaire dans une tendance claire à la criminalisation de l’aide humanitaire offerte aux personnes migrantes, aux portes de l’Europe.
Dans le cas de Sarah Mardini, les accusations qui pèsent contre elle comportent une sombre ironie. Quelques années avant son arrestation, la jeune femme comptait elle-même parmi ces migrants arrivés à Lesbos par la mer, à bord d’un radeau troué.
Issue d’une famille syrienne de la classe moyenne, nageuse compétitive de haut niveau, Sarah Mardini a fui la Syrie déchirée par la guerre en 2016, avec sa soeur cadette, Yusra. Comme bien des Syriens, la violence du quotidien a poussé les soeurs Mardini à prendre un avion pour la Turquie, avant de tenter la périlleuse traversée de la mer Égée vers Lesbos, puis de rejoindre les routes migratoires reliant la Grèce au nord de l’Europe.
Leur histoire a d’ailleurs été largement médiatisée, mais surtout par l’entremise de Yusra, qui s’est attiré la sympathie des médias occidentaux en participant aux Jeux olympiques de Rio, dans la première délégation pour réfugiés, puis en devenant « ambassadrice de bonne volonté » auprès de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés.
Un long métrage produit par Netflix, The Swimmers (Les nageuses, 2022), raconte la traversée héroïque et tragique des soeurs Mardini de la Syrie jusqu’à l’Allemagne, où elles ont reçu l’asile. Une traversée terrestre et maritime parsemée de violence et d’exploitation, qui aurait tourné au drame n’eût été les prouesses athlétiques de Sarah et Yusra, qui ont tiré à la nage leur radeau surpeuplé, entre Izmir et le rivage de Lesbos.
The Swimmers illustre bien le drame de la migration d’urgence, l’égoïsme et l’hypocrisie des États européens face aux migrants. Toutefois, le film m’a paru s’arrêter là où l’histoire commence vraiment. On nous présente comme une fin heureuse l’aventure olympique de Yusra Mardini, en 2016, tout juste avant que Sarah reprenne le chemin vers la Grèce, pour aller prêter main-forte aux personnes qui s’échouent encore chaque jour sur les plages grecques.
À la fin du film, une simple mention des accusations qui pèsent contre Sarah et ses camarades apparaît à l’écran, avant le générique. La répression de la migration et la violence des frontières sont toujours des apartés, des notes de bas de page, des histoires secondaires. On préfère les histoires sentimentales, celle des migrations « méritées » et « réussies », les histoires qui, avant tout, flattent notre âme charitable. Il serait temps de privilégier un autre récit.