D’un «Old Man Trump» à l’autre

Je voudrais vous parler de Woody Guthrie, cet immense interprète, compositeur et guitariste américain (1912-1967), figure tutélaire du renouveau folk et de la protest song. On doit à Guthrie, au départ instrumentiste de rue, une foule de ballades remarquables sur les hobos en vagabondage durant la Grande Dépression, sur les hors-la-loi, les sans-papiers.

Sa chanson Deportee dénonçait un fait divers de 1948 : ces migrants mexicains chassés des États-Unis, morts dans un accident de l’avion de retour, dont la presse n’avait pas publié les noms parce qu’ils n’étaient que des expulsés. Il n’a jamais cessé de dénoncer des riches et des puissants, de défendre les damnés de la terre. Cette icône militante et puissamment douée préserve sa lumière des décennies après son départ. Il a eu une grande influence sur Bob Dylan, qui lui rendait visite chaque jour à un hôpital de New York à ses derniers moments. Le chantre de Blowin' in the Wind lui a d’ailleurs consacré, dans son premier album, l’ode magnifique Song to Woody sur la musique d’une des chansons de ce pionnier : 1913 Massacre.

De bons enregistrements nous renvoient la voix, l’engagement et la poésie de son mentor. Je les écoute souvent. La beauté de ses mélodies n’a d’égale que la qualité des textes. Son père, cowboy en son jeune temps, associé, disait-on, au Ku Klux Klan, avait participé en 1911 au lynchage d’une femme noire et de son enfant. C’est sans doute en partie par révolte filiale que le coeur de Woody Guthrie aura autant battu à gauche. Tout en ne cessant d’aimer son père, car rien n’est jamais si simple que ça. Reste que certains suivent aveuglément les traces de parents toxiques et que d’autres s’en libèrent avec panache. Depuis 1930, sur toutes ses guitares, le musicien écrivait : « Cette machine tue les fascistes ! »

Mais pourquoi donc en témoigner aujourd’hui ? À cause d’une chanson, jamais enregistrée par lui (il existe, entre autres, une version musicale pas fameuse de Ryan Harvey), mais aux mots préservés, que mon frère Hubert, fin connaisseur du genre, m’a fait découvrir. Sous le titre ineffable d’Old Man Trump (Ain’t My Home), composée en 1954, retrouvée en 2016 dans les archives familiales, elle attaque le promoteur immobilier Fred Trump, père de celui qui allait trôner à la Maison-Blanche en une époque non moins agitée que la sienne. Ça débute ainsi :

« I suppose that Old Man Trump knows just how much racial hate / He stirred up in that bloodpot of human hearts / When he drawed that color line / Here at his Beach Haven family project. »

En gros, la chanson accuse Fred Trump, homme d’affaires dur et raciste, d’avoir fait appel aux plus bas instincts humains en refusant de louer ses appartements aux personnes de couleur dans ses immeubles d’habitation.

Le Beach Haven, à Brooklyn, où Guthrie avait habité un temps, s’était révélé hostile aux Noirs, boycottés par le propriétaire sous divers prétextes, avec l’appui implicite de l’administration fédérale du logement (la Federal Housing Administration). Le scandale fit hurler. L’homme de fer n’en était pas à une controverse près.

Donald Trump avait de qui tenir. Mais en comparant les destins de l’ancien président et de l’artiste engagé, quel contraste ! Le premier entreprit de marcher sur les traces de son père sans scrupule et raciste, qui s’entêtait pourtant à le rejeter, tandis que Woody Guthrie fit au contraire le choix d’avancer hors des sentiers balisés par son paternel, également ségrégationniste. Comme quoi les liens père-fils peuvent se nouer ou se dénouer de toutes les manières. Suffit d’apprendre à s’orienter.

Fred Trump a engendré des enfants et des petits-enfants accrochés à sa lignée idéologique. Méchant calcul ! On ne compte plus les effets pervers des politiques de son fiston sur les États-Unis désunis comme sur la planète entière. L’éthique politicienne s’est effritée sous bien des méridiens à son contact, tandis que ses campagnes de désinformation, répercutées à pleins réseaux sociaux, semaient à haute vitesse la haine dans les esprits. Et qui peut entrevoir aujourd’hui le bout de ces dérives ?

Que les problèmes jamais réglés de Donald Trump avec son père aient en partie entraîné de pareilles conséquences sur l’état du monde au XXIe siècle donne le vertige. Et en lisant les couplets de Woody Guthrie, on se dit que son « Old Man Trump » n’a pas d’époque, finalement. Il est cette éternelle onde noire en survol de générations, à pourfendre d’une fois à l’autre avec les armes du jour.

Je me demande ce qu’un nouveau troubadour de haut vol pourrait écrire de percutant sur l’ancien locataire du Bureau ovale. Des chansons contemporaines anti-Trump existent. Reste qu’il manque encore la diatribe épinglant en musique l’ensemble de son legs pour la postérité. Que de nouveaux Woody se lèvent ! Haut les coeurs !

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