La saga des ados offensés

Dans un des sketchs les plus réussis du Bye bye, l’émission revue et corrigée Les filles de Caleb (1990-1991) tombait à pic après le segment du « black face » coupé inopinément par Netflix cette année. D’autres épisodes font tout autant frémir, estimait dans cette satire le patron de la plateforme. Transformons-les pour la bonne bouche. Le cours de religion désormais inclusif, l’élève offensé à bourrer de Ritalin : voilà qui paraît enfin familier ! Voir Émilie Bordeleau, de retour au début du XXe siècle, se scandaliser devant la fameuse scène de l’accouplement des chevaux en taxant ces ébats d’agression chevaline nous ramenait à nos temps présents. D’autant plus que son bel Ovila allait « canceller » la bête à coups de fusil. Quand Pierre Curzi et Véronique Le Flaguais reprenaient leurs rôles de parents d’Ovila en berçant la petite Blanche, ils plaquaient de plus belle nos mentalités d’aujourd’hui sur celles d’hier et d’avant-hier avec un numéro abordant la fluidité des genres. Binaire ? Non binaire, cette enfant ? Qui peut le prédire ?

Certains crieront aux gags « antiwoke ». Certes, mais Google Black, autre sketch du Bye bye, sur le temps imparti à un conducteur noir pour se déplacer entre les contrôles policiers, faisait souffler un vent contraire. Wokisme ou pas, les gens s’indignent face à la persistance du profilage racial. Quant au segment Gala Inconduite 2022, qui épinglait moins finement Edgar Fruitier, André Boisclair et Philippe Bond pour délits de moeurs, il affichait ses couleurs : les agressions sexuelles ne passent plus. Quitte à mettre infractions et allégations dans le même panier. Mais on n’est pas encore rodé aux nouveaux usages. Excusez du peu…

Pousse d’un bord, tire de l’autre. L’émission de fin d’année, à l’image de nos esprits confus, prouvait une chose : le monde est tout mêlé. Oui à l’évolution des moeurs, non aux dérives extrêmes des diktats du jour. On se souhaite une pinte de discernement en 2023. Certains en manquent lourdement…

Émergeant de ce Bye bye, miroir de société, je me suis plongée dans l’excellent roman pour adolescents qui suscite le malaise de saison : Le garçon aux pieds à l’envers, de François Blais. Sous la rubrique Les chroniques de Saint-Sévère, il fut publié en un temps lointain (octobre dernier), avant que la saga des vaches libertaires ne mette ce village sur la carte du monde en émoi.

Or, on apprenait dernièrement qu’une lettre du ministère de la Santé et des Services sociaux avait été expédiée aux enseignants, libraires et bibliothécaires au service de l’État pour les inciter à ne pas recommander ce polar fantastique ou en discuter. En gros, de hauts fonctionnaires estiment que la lecture du roman pourrait affecter les jeunes vulnérables, en leur faisant adopter des comportements suicidaires par imitation, même à travers une fiction.

On appelle cet effet d’entraînement vers l’abîme le syndrome de Werther, à cause des effets du roman de jeunesse de Goethe. Les souffrances du jeune Werther (1774), après la mort volontaire du héros en mal d’amour, avait entraîné une épidémie de suicides.

Reste que les deux ouvrages n’ont pas grand-chose en commun, surtout pas l’époque. Autant Goethe posait un regard d’un romantisme noir sur l’amour fou, autant Le garçon aux pieds à l’envers, avec son fantôme malveillant et l’enquête trépidante d’adolescentes pour retrouver une voisine disparue, vogue en des eaux ludiques, pédagogiques et surnaturelles. Pas de quoi vouloir se pendre.

Le fait que François Blais se soit suicidé après l’écriture du roman (publié de façon posthume) colore la perception ministérielle d’un livre amusant, percutant et fort bien ficelé. Mais la littérature ne doit-elle pas survivre aux dérives des auteurs ?

Au Groupe Fides, le directeur, Jean-François Bouchard, lance à bon escient le mot censure et se demande de quoi l’État se mêle. « [Les autorités de la Santé publique] ont-elles le luxe d’ouvrir un nouveau service de sélection des bons et des mauvais livres ? On croyait ces temps révolus », lance-t-il. Flotte sous ses mots un autre fantôme indésirable sorti de l’enfer des oeuvres à l’index sous Grande Noirceur. Dangereuse manoeuvre…

L’adolescent offensé de la parodie des Filles de Caleb a bon dos. Pourtant, ils ont vu neiger, ces jeunes accrochés à leurs écrans. Par ici la violence et la porno ! Et depuis toujours, les contes de fées ne bercent-ils pas les enfants avec des histoires d’ogres, de belles-mères maléfiques et autres loups aux dents pointues ? La peur et le risque participent à l’apprentissage humain. Sinon, comment s’armer pour demain ? Fragiles, les jeunes, mais forts aussi. Ce sont les adultes qui perdent pied en les surprotégeant. Au fait, laisser les ados se passionner pour un bon livre serait de nos jours une riche idée…

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