Respirer par le nez

Que vous reste-t-il à faire, dans l’inventaire que vous aviez dressé sur un bout de papier, pour traverser le temps des Fêtes ? Les festivités avec la famille, celles aussi avec les amis et vos coteries, se sont succédé. Vous êtes prêt à recommencer, avec vos restes surgelés. Vous n’arrivez pas pour autant, en si peu de temps, à digérer votre travail. À quoi pensez-vous ? Aux tableaux Excel que votre employeur vous demande désormais de remplir, comme si ce n’était qu’une queue de cerise à ajouter à votre travail ? Avez-vous au moins eu le temps de remettre à temps votre feuille de temps ?

Détendez-vous… Décrochez… Relaxez… Vous le méritez.

Malgré toute votre bonne volonté, vous n’arrivez pas à vous reposer tout à fait. Il y a tellement de tâches que vous deviez accomplir. Elles vous attendent. Vous le savez. Elles sont tout au plus dissimulées derrière le paravent de toutes nos célébrations préformatées par la consommation. Vous vous couchez le soir sans être capable de ne pas penser que vous débordez.

Relaxez-vous. Le monde entier est sous pression. Vos paupières sont lourdes, si lourdes…

Il n’est pas simple, dans ces conditions de trop-plein permanent, de lever le pied pour quelques journées sans se sentir coupable de décélérer. La liste de choses à réaliser apparaît sans fin. En fait, vous êtes de plus en plus surchargé. Sans être plus payé. L’inflation vous angoisse à raison. Arriverez-vous à tout payer ? Le monde étouffe. Vous aussi. Il n’y a plus d’air. Est-ce parce que des gens gonflés le prennent en entier, tout en vous demandant de vous serrer la ceinture pour moins respirer ?

Calmez-vous… Ne pensez plus à rien… Détendez-vous… Inspirez, expirez…

De votre plein gré, vous en avez toujours plus sur les épaules. Être suroccupé est un trait de notre époque. Il est valorisé. Pour vous reposer, pas besoin de plus de jours fériés. Le premier ministre Legault l’a dit et répété. Un de ses prédécesseurs, tout aussi conservateur, demandait dans un manifeste que les Québécois travaillent plus. Pourquoi le travail devient-il une fin en soi ? Devant lui, tout ne dépend que de votre attitude. De votre motivation. De votre capacité d’adaptation. De vos aptitudes aux contorsions. C’est à vous de plier. Toujours. C’est ça le progrès, qu’on vous dit…

Comme vous êtes déjà laïc et que vous devez le manifester, soyez zen et croyez en vous-même…

En Angleterre, les infirmières font grève pour la première fois de leur histoire syndicale. Pas de grève, chez elles, depuis 1916. Mais là, elles en ont assez. L’inflation galopante les étrille. Elles gagnent toujours moins. Certaines ont désormais recours à l’aide alimentaire. Le nouveau premier ministre conservateur est un ultra-riche qui prêche et pratique une économie de la division, au nom des dieux de la finance, de la croissance et de la compétitivité. Eux qui n’ont à coeur que leurs intérêts mondialisés ne voient pas que l’essentiel est à s’effondrer. À ces infirmières, il a été dit que leurs protestations ne faisaient qu’aider Poutine à déstabiliser l’Europe ! Ce sont pourtant elles qui se retrouvent à torcher quand tout pique du nez. Au plus fort de la pandémie, n’a-t-il pas été répété à satiété, là-bas comme ici, qu’elles étaient essentielles ? Goûtez maintenant l’ironie qui leur est réservée : il leur est enjoint de se plier, de continuer à voir leurs vies amputées, au nom de la grandeur d’un ordre effondré.

Qu’importe. Apprenez à lâcher prise. Ayez des pensées positives. Vos paupières sont lourdes. Vous allez bientôt dormir…

En France, un collectif de plus de 5000 médecins et soignants de divers services craignent, selon ce qu’ils indiquent dans une lettre ouverte, que l’hôpital public, s’il n’est pas pris en main, redevienne ni plus ni moins qu’un hospice du XIXe siècle grimé aux couleurs du jour. Les artisans du service public, là comme ailleurs, ont bien conscience de la fracture qui s’opère. La valorisation des services de base n’est plus le fait que de paroles qui, derrière des logiques comptables, ont oublié le sens du destin commun.

Méditez. Recentrez-vous. Fermez les yeux. Lorsque vous vous réveillerez, vous aurez tout oublié…

Au Canada, le gouvernement fédéral n’a pas à se mêler, en principe, de ce qui ne le regarde pas. Les soins de santé sont bel et bien de juridiction provinciale. « Cela ne sert à rien de mettre plus d’argent dans un système brisé », a déclaré Justin Trudeau à propos du financement des services de santé provinciaux. Qui, chez les simples citoyens, peut bien en vouloir au premier ministre canadien d’être dubitatif face à des demandes répétées de financement accru sans garantie de changement ? Justin Trudeau a-t-il tort d’en demander plus pour tout cet argent, tandis que les contribuables sont invités, au Québec, à aller se pointer dans des mini-hôpitaux privés ?

Les hôpitaux publics de la grande région de Montréal sont tenus de mettre en oeuvre un « protocole de surcapacité ». Aux étages, il faut accueillir encore plus de patients. Les urgences débordent et tirent tout l’édifice vers le bas. Chez les infirmières, des quarts de travail de seize heures sont souvent la norme. Certaines ne savent même pas si elles pourront passer les Fêtes en famille. L’épuisement règne. Les chiffres ont remplacé la raison. La santé n’est pourtant pas un coût. C’est un droit. Une priorité. Comme l’éducation.

Regardez les infirmières d’Héma-Québec. Celles grâce à qui les transfusions sanguines peuvent se réaliser. Elles ont des conditions de travail inférieures à celles de leurs collègues du secteur public. Imaginez ce que cela peut représenter. Depuis près de quatre ans, elles sont laissées sans contrat de travail. Et les médecins, pendant ce temps, ont des statuts de personnalités incorporées. Décidément, ce système de santé compte trop de vitesses désynchronisées. Qui va les réparer ?

Mais c’est le temps des Fêtes. Tout va bien aller. Pourvu que vous fermiez les yeux. N’oubliez pas de respirer par le nez. Oui, relaxez. Vous paierez les pots cassés plus tard.

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