Avoir 20 ans, 40 ans plus tard
Les collègues Clémence Pavic et Éric Desrosiers ont cosigné une série de cinq textes offrant un regard croisé de jeunes ayant vécu leur vingtaine à des époques séparées de 40 ans. Une lecture de 2022 et de 1982 d’une conjoncture sociale et économique d’apparence similaire, caractérisée par l’incertitude envers leur avenir et par un coût de la vie alourdi sous l’action conjuguée de la flambée inflationniste et de la hausse musclée des taux d’intérêt. Sous cette similarité se cache une grande différence.
Denys Lamontagne, père de deux filles aujourd’hui dans la trentaine, a proposé ce constat. « D’un côté, les deux situations ne sont pas différentes : tout le monde est pris pour se démerder. D’un autre côté, à notre époque, cette anxiété était vécue comme quelque chose d’individuel, alors qu’aujourd’hui, cela me semble plus vécu comme un phénomène social. C’est tout le monde, par exemple, qui s’inquiète de l’avenir de la planète. »
Inquiétude de l’heure, attisée par la guerre que livre la Russie à l’Ukraine, l’inflation est sur toutes les lèvres. « Ça va de plus en plus mal. Je suis de plus en plus serrée dans mon budget d’épicerie, et les loyers sont super chers. Si je n’avais pas l’aide de mes parents, je ne crois pas que j’y arriverais », déplore Odille Diotte, qui vient d’avoir 21 ans.
À elle seule, l’augmentation de plus de 10 % des prix des aliments achetés en magasin dépasse celle de l’Indice des prix à la consommation (IPC) depuis près d’un an maintenant, la hausse d’une année à l’autre se voulant désormais la plus intense depuis celle d’août 1981.
En fait, les années 1980 suivaient une décennie de forte inflation et amorçaient une autre décennie d’inflation élevée, les banques centrales ne maîtrisant pas ou peu l’inflation. L’adoption du ciblage par la Banque du Canada en 1993 est venue stabiliser l’IPC, et l’on s’attend à ce qu’aujourd’hui, la période de flambée inflationniste puisse n’être que l’affaire de quelques années.
De précarité à pénurie
Le Québec était en pleine crise économique en 1982. Et il n’était pas question de pénurie de main-d’oeuvre comme aujourd’hui, raconte Ann-Marie Gagné, qui avait 24 ans à l’époque. « Il y avait une pénurie d’emplois, et bien des gens n’ont pas travaillé dans leur domaine […] Au début, parce qu’on allait à l’université — et il y avait moins de gens qui allaient à l’université à cette époque-là —, on avait l’impression que ça nous garantissait un avenir, un emploi stable, bien rémunéré, avec des avantages sociaux… Mais ce n’était pas le cas. On se demandait : qu’est-ce qu’on va faire de ces diplômes-là ? »
Il y avait une pénurie d’emplois [en 1982], et bien des gens n’ont pas travaillé dans leur domaine.
De la précarité de l’emploi, nous sommes passés à la pénurie de main-d’oeuvre. Alors aux prises avec l’une de ses pires récessions d’après-guerre, le Québec affichait à la fin de 1982 un taux de chômage de 15 %, comparativement à seulement 4 % aujourd’hui. Chez les jeunes, 7 % des 15-24 ans sont au chômage aujourd’hui, contre 23 % il y a 40 ans. Dans un bulletin de nouvelles de Radio-Canada, les analystes déploraient le fait qu’avec un taux de chômage qui frôle les 20 %, les jeunes soient les grands perdants de la lutte contre l’inflation qui se joue en pleine récession économique. D’un jeune sur seize au chômage au milieu des années 1960, ils sont passés à près de un sur cinq au début des années 1980.
Le vent a tourné. Avec le vieillissement de la population et la pénurie de main-d’oeuvre, les jeunes ont les coudées franches pour être beaucoup plus exigeants envers leurs employeurs.
L’économiste émérite de l’Université du Québec à Montréal Pierre Fortin a rappelé qu’après presque deux décennies de progrès constant, l’augmentation réelle des salaires s’est arrêtée, et même inversée, à partir de la fin des années 1970. « Les jeunes qui sont arrivés sur le marché du travail en 1980, comme ceux qui sont arrivés durant l’autre grosse crise, en 1990, ont été dans la m… pendant plusieurs années avant de vraiment pouvoir prendre un rythme de croisière plus raisonnable. »
« Le vent a tourné, a enchaîné Jacques Hamel, professeur émérite de sociologie à l’Université de
Montréal. Avec le vieillissement de la population et la pénurie de main-d’oeuvre, les jeunes ont les coudées franches pour être beaucoup plus exigeants envers leurs employeurs. »
Logements inabordables
À l’opposé, la question de l’abordabilité, non seulement de la propriété, mais plus largement du logement, est devenue un enjeu criant. Il est écrit que la dernière fois que le niveau d’abordabilité du logement avait été aussi bas au Québec, c’était au début des années 1980, quand les paiements hypothécaires mensuels pour une maison montréalaise moyenne équivalaient à 40 % du revenu médian des ménages, comparativement à 49 % aujourd’hui. Ce prix s’élève à 545 788 dollars, l’équivalent de sept fois et demie le revenu annuel des ménages, contre 147 331 dollars en 1982 (en dollars constants de 2022), soit un peu plus de deux fois le revenu annuel médian des ménages.
Population vieillissante
María Eugenia Longo, cotitulaire de la Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec, ajoute à la liste qu’« au début des années 1980, les jeunes représentaient plus du tiers de la population au Québec. Aujourd’hui, ils sont moins du quart. Non seulement ils occupent moins de place en nombre, mais ils ont aussi un plus gros fardeau intergénérationnel à porter. »
En revanche, cette population vieillissante arrive aujourd’hui à la retraite avec une valeur nette d’un ménage — dont l’âge du principal soutien est de 55 ans ou plus — de plus de 1 million de dollars, selon une lecture de Statistique Canada faite au troisième trimestre de 2020. La majorité des Canadiens non retraités (58 %) s’attendent à financer leurs vieux jours principalement au moyen de leur épargne-retraite privée, ajoute l’Agence de la consommation en matière financière au Canada. Retraite Québec mesure que le pourcentage de Québécois de 60 ans et plus qui touchent des revenus d’un régime complémentaire ou d’un REER atteignait les 60 % en 2018, contre 35 % en 1982. Sans compter un Fonds des générations et un Régime des rentes du Québec bien capitalisés.
Que dira le jeune de la vingtaine à son pair en 2060 ? Odile Diotte se dit optimiste quant à tous les défis qui attendent sa génération. « Il y a quand même de belles choses qui se passent au Québec. » Un exemple ? Après une pause, elle répond : « Il a neigé hier et c’est blanc partout. C’est beau. »