La récession de la Fed
La lutte contre l’inflation est plus ardue et plus longue que prévu. La Réserve fédérale américaine souscrit désormais à un scénario de taux directeur dépassant les 5 %.
« Les données d’inflation enregistrées jusqu’ici pour octobre et novembre montrent un ralentissement bienvenu de la hausse des prix. Mais il faudra nettement plus de preuves pour que l’on considère que l’inflation est bien sur une tendance à l’apaisement », a déclaré mercredi le président de la Réserve fédérale (Fed), Jerome Powell, selon les propos recueillis par l’Agence
France-Presse.
Comme attendu, la Fed a ajouté 50 points de base à son taux directeur pour le situer désormais dans une fourchette de 4,25 à 4,5 %. Au cumul, on parle d’une augmentation de 425 points de base en sept hausses consécutives cette année. Dans ses prévisions, la banque centrale américaine présente un scénario médian situant ce taux à 5,1 % l’an prochain, contre 4,6 % dans ses prévisions de septembre. Il devrait passer à 4,1 % l’année suivante puis à 3,1 % en 2025, pour viser une tendance à long terme de 2,5 %.
Ce qui n’empêche pas l’institution de revoir à la hausse le rythme de croissance prévu de l’inflation selon son indicateur de référence, les PCE (ou dépenses de consommation personnelles, en français). La hausse attendue en 2023 passe à 3,1 % (contre 2,8 % dans les prévisions de septembre). Pour ne revenir autour de 2,1 % qu’en 2025. Quant à la récession, « je ne pense pas que quelqu’un sache s’il y aura ou non une récession », a souligné M. Powell. N’empêche que la Fed rajuste fortement à la baisse la croissance du PIB, attendue désormais autour de 0,5 % l’an prochain, soit beaucoup moins que le 1,2 % prévu en septembre. Et revoit légèrement à la hausse le taux de chômage pour l’an prochain, à 4,6 %, contre 4,4 %.
Rappelons que de ce côté-ci de la frontière, la Banque du Canada entrevoit que la croissance économique « va essentiellement stagner jusqu’à la fin de l’année et durant la première moitié de 2023 ». Elle voit la croissance du PIB s’établir entre 0 % et 0,5 % jusqu’à la fin de 2022 et au premier semestre de 2023. « Cela donne à penser que, durant quelques trimestres, la croissance pourrait tout aussi bien être un peu en deçà de zéro qu’être légèrement positive », lit-on dans le Rapport sur la politique monétaire.
Voilà pour le recours au mot « récession » dans le vocabulaire des banques centrales.
Nous sommes toutefois plus avancés qu’au sud, l’économie canadienne étant fortement sensible aux aléas des taux d’intérêt vu l’endettement élevé des ménages et l’exubérance du marché immobilier dans la foulée de la pandémie. Lundi, dans une présentation au Business Council of British Columbia, le gouverneur de la banque centrale, Tiff Macklem, insistait sur le fait que la demande intérieure ralentissait. « Nous prévoyons que la croissance du PIB sera presque nulle jusqu’au milieu de 2023, pendant que l’économie s’adapte aux taux d’intérêt plus hauts. Cela atténuera les pressions intérieures sur les prix et l’inflation diminuera. […] Les hausses des taux d’intérêt commencent à donner des résultats, mais il faudra du temps avant qu’elles ne produisent leurs effets sur l’ensemble de l’économie », a-t-il mis en exergue.
Revoir la cible de 2 % ?
Dans cette présentation, M. Macklem a abordé la possibilité d’une rupture avec le passé, voire d’un changement de paradigme face à l’inflation. Il est revenu sur les forces désinflationnistes ayant dominé les deux décennies précédant 2020. Mondialisation, délocalisation des chaînes de production vers les pays à grand bassin de main-d’oeuvre à bas salaires, progrès technologiques stimulant les gains de productivité à l’échelle du globe, etc. « Tous ces changements du côté de l’offre ont inauguré une période de croissance solide, de basse inflation et de faibles taux d’intérêt. Or, ces forces sont en train de changer. »
La pandémie et l’instabilité géopolitique alimentent un mouvement de relocalisation des chaînes d’approvisionnement. En outre, « le partage inadéquat des bénéfices de la croissance nourrit le populisme qui pousse aujourd’hui les pays au repli. Le soutien à la mondialisation marque le pas, voire recule, et la croissance de la productivité a tendance à diminuer ». S’y ajoute une pénurie de main-d’oeuvre d’allure structurelle qui exerce ici et là des pressions à la hausse sur les salaires. Bref, les coûts de production sont appelés à croître sans gains de productivité compensatoires.
« Ramener l’inflation à la cible de 2 % est notre principal objectif. Mais le monde a beaucoup changé en 30 ans. Vu l’aggravation des tensions géopolitiques et, dans certaines régions, un sentiment d’hostilité contre la mondialisation, il sera plus difficile de faire revenir l’inflation à la cible et de l’y garder », reconnaît M. Macklem.
Dans un échange de courriels, un lecteur du Devoir retenait qu’avec l’érosion, voire la disparition de ces forces désinflationnistes, la cible d’inflation de 2 % qu’ont adoptée les banques centrales va devoir être revue à la hausse si l’on veut éviter une longue stagnation économique, dit-il. Olivier Blanchard, qui a été économiste en chef du Fonds monétaire international de 2008 à 2015, y est allé de la même suggestion dans une lettre d’opinion publiée à la fin de novembre dans le Financial Times. « Lorsqu’en 2023 ou en 2024, l’inflation va retomber à 3 %, il y aura un débat intense concernant s’il vaut encore la peine de revenir à 2 % », au risque de pénaliser l’économie, suggère-t-il.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.