La honte d’avoir faim

Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, un des fondateurs de la sociologie moderne, Max Weber, examine le lien entre richesse et vertu, notamment dans le monde anglo-saxon. L’idée, ici, c’est que dans les cultures protestantes, la prospérité financière serait un signe de la grâce de Dieu. On reconnaît bien sûr dans ce portrait une grande partie de la société américaine et canadienne.

Avec la force historique de l’Église catholique au Québec, le rapport à la richesse, et donc à la pauvreté, est bien sûr différent. Mais on peut avancer qu’avec la rupture d’une bonne partie de la population par rapport au catholicisme, cette différence québécoise s’est estompée. Force est de constater que, plutôt que de considérer que les « derniers seront les premiers au royaume de Dieu », les élites québécoises ont aussi internalisé l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme dominant. Être pauvre, pour plusieurs, est nécessairement un signe de vice.

En Amérique du Nord — y compris au Québec, donc —, se désigner comme pauvre prend du courage. La mythique « classe moyenne » prend tellement de place dans nos imaginaires qu’on finit par être incapable de même mettre des mots simples sur les inégalités sociales. Un ménage peut récolter le triple, le quadruple des revenus médians et encore s’identifier à la classe moyenne. De même, une famille qui n’arrive pas à payer ses factures d’épicerie continuera aussi à se dire « moyenne ».

Parce que la pauvreté, en Amérique du Nord, on a tendance à la voir d’abord comme une « mauvaise passe ». Un peu comme si chaque pauvre était un bourgeois potentiel temporairement indisposé — et qui révélera au monde son véritable habitus social s’il accepte de se relever les manches et de « travailler fort ». Admettre qu’on est pauvre et non « cassé pour le moment », ce serait dire qu’on manque de discipline, de talent, d’éthique de travail — toutes des vertus qui, on nous le promet, garantissent l’accès au confort matériel.

Ces croyances sont de la foutaise, bien sûr. Mais une foutaise qui joue un rôle bien précis. La honte, sous le capitalisme, permet d’éviter la révolte. La gêne de sa condition économique, la conviction que c’est par défaut personnel qu’on ne vit pas mieux, l’hésitation même à nommer sa précarité sont essentielles au maintien de l’ordre apparent. Si ce n’était la prise de ces idées sur la société, il y aurait des dizaines de milliers de personnes dans les rues, en ce moment même au Québec, à crier qu’elles ont faim.

Si ce n’était ces foutaises, vous seriez une foule à perte de vue, devant les parlements, à scander que non, vous n’êtes pas des paresseux. Que non, avec le salaire minimum actuel, travailler à temps plein, même plus, ne permet pas nécessairement de se sortir de la pauvreté. Que non, la charité chrétienne du temps des Fêtes n’est pas une manière viable de régler le problème de la faim et de la malnutrition.

Vous répéteriez que non, vivre dans un « pays riche » ne garantit pas l’accès de tous à cettedite richesse. Que non, ce n’est pas parce qu’une personne est handicapée qu’elle ne mérite rien de mieux que des prestations de misère durant toute une vie. Que non, ce n’est pas en véhiculant des préjugés sur les personnes qui bénéficient d’une aide sociale qu’on va créer une société « productive ». Que non, les aînés qui ne font plus partie de la « population active » ne méritent pas, du jour au lendemain, de cesser de vivre dans la dignité.

Votre ras-le-bol prendrait tellement de place que les politiques n’auraient plus d’autre choix que de proposer au moins certains changements structurels. Après tout, même les pauvres ont le droit de vote.

Mais nous n’en sommes pas là. On se dit que la crise de la faim actuelle est due à cette satanée inflation, à une potentielle récession ponctuelle — et non à l’organisation même de la société. On continue à se dire que si les gens n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois, c’est qu’ils traversent encore l’une de ces mythiques « mauvaises passes » — et non parce que l’on continue de considérer, dans notre société, l’existence de la pauvreté comme une conséquence du manque « d’effort » d’un individu.

On préfère rester surpris à chaque venue d’une crise économique, pris de court par le bris de cette promesse de prospérité perpétuelle sur laquelle l’Amérique s’est fondée. On attend patiemment le retour à la « normale » économique. On refuse de voir que, même sous le régime de cette « normale » économique, la pauvreté et la faim n’ont jamais cessé d’être aussi des problèmes de pays riches.

On soulignait cette semaine le 20e anniversaire de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, une loi provinciale. Le Collectif pour un Québec sans pauvreté en a profité pour publier un examen critique de son application et en faire le bilan. Les gens en quête de solutions concrètes peuvent commencer à regarder de ce côté.

Il y a bien des raisons pour lesquelles, 20 ans plus tard, nous sommes encore bien loin de l’élimination de la pauvreté. Je ne sais pas quel changement profond on peut espérer, à moins que la honte cesse d’être portée par les pauvres, et devienne plutôt le lot de ceux qui appauvrissent.

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