Chronique pour aéroport

« Que sommes-nous, en effet, qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance » — Henri Bergson

Vous m’excuserez, je l’espère, cette avancée de plus vers un décembre aux accents nostalgiques. Les lumières de Noël, les sapins, les relents d’enfance qui s’accrochent partout aux vitrines, mais surtout l’aéroport, me rendent sensible à cette notion de « durée », toute bergsonienne ; à ce fil tendu du début vers l’avenir, à cette forme du rapport au temps intime, renouvelée par notre mémoire qui dit quelque chose de notre être profond, continu, enchâssé dans sa ligne du temps.

Dans l’attente du vol qui me ramènera chez moi, Brian Eno comme une tradition dans les oreilles, emplie de la lecture de vos récits magnifiques sur vos grands-parents ou vos petits-enfants, émue de poursuivre aussi ce dialogue entre votre mémoire et la mienne, je me laisse vous écrire une chronique en rêveries, qui pourrait certainement se projeter sur des images en super 8.

J’ai été obligée de laisser mon exemplaire de L’Arabe du futur 6 que j’étais pourtant si fière de ramener en avance sur sa sortie au Québec, parce qu’il fallait que je fasse de la place pour autre chose de beaucoup plus précieux. J’avais beau m’asseoir sur ma valise, en écrasant les sablés, les caramels et la fleur de sel, il n’y avait plus de place : un classique. En Bretagne, on se fait la bise trois fois en se quittant, « pour laisser une joue jalouse », dit-on. J’ai toujours aimé cette image d’une joue porteuse d’une absence, qui réclamerait inlassablement sa part de dû. Dans ma tête d’enfant, il se dessinait un océan, pareil à celui qui me séparait de ma famille, sur ma joue, un océan qui prenait toute une année, parfois même deux, avant de se résorber en retrouvailles.

Cette idée lacanienne du vide en tant que générateur d’un désir était ainsi si près de son incarnation, sur ma joue, mais elle trouvait aussi sa place dans ma valise. Je n’ai pourtant jamais appris à laisser un espace vide à l’aller, pour pouvoir ramener à la maison ce qui sera plein de nos « inséparables distances » (emprunté au titre du très beau recueil de poésie de Mélanie Noël). Non, je n’ai jamais appris. Pourtant, toutes ces années, il y avait bien quelque chose de saugrenu, mais d’essentiel à ramener. Chaque fois. Ma mère a bien ramené les cendres de son père dans sa valise, en 2011. « Rien à déclarer ? » « Non, une personne, une vie humaine, réduite en cendres, c’est tout. »

Cette fois, il ne pleuvait pas sur Nantes, mais c’était tout comme : décembre, humide et gris. Je suis passée devant l’Île des machines, le Jardin des plantes jusqu’à Landreau avant de sortir vers la rue que je connaissais par coeur, les roulettes de mes valises en écho dans le petit passage ouvrant sur une version de mes sept ans, mes douze, seize, vingt-cinq ans, sur toutes ces « moi » qui étions passées si souvent par ici. La porte s’est ouverte sur des personnes aimées qui avaient vieilli : mon oncle Marco et ma tante Mimi, que je n’avais pas vus depuis la maladie. On était heureux déjà, de juste être là, comme si nos regards se disaient qu’on l’avait échappé belle encore, pour le moment.

On s’est parlé des enfants qui grandissent, on a regardé les photos, puis parlé de leurs vacances dans le Gers. Ma tante, toujours si gentille avec moi, m’a dit : « Tu es forte, toi, dis donc, avec ce que t’as vécu, tu es forte, ma bibiche. » Et je l’ai pris, parce qu’il n’y a qu’elle, peut-être, pour ne pas m’irriter en me traitant de forte. « Oui, t’as raison quand même un peu, Mimi… »

La maison était inchangée, les armoires avec nos photos d’enfants dessus : les cousins, ma soeur et moi, dans toutes les variations de l’été, les scissions de la fratrie inexistantes sur ces instants d’avant les crises de vie adulte qui nous portent parfois à nous éloigner de ceux avec qui on a pourtant tout partagé, le beau comme le laid de nos dynamiques familiales forcément toujours un peu déséquilibrées.

Je cherche encore, après vingt ans de pratique et toute la littérature consommée, une famille « normale » telle qu’elle semble érigée dans les idéaux de tant de gens. Vous me direz que je ne cherche pas à la bonne place, que les gens heureux ne font pas la nouvelle. Je serais tentée de penser que ce n’est pas parce qu’on ne les entend pas qu’ils ne pleurent pas dans l’oreiller, eux aussi, entre deux repas de Noël, à la lecture du testament dans laquelle ils comprennent que l’inégalité ressentie enfant perdure jusqu’à la fin, ou encore à la remise de prix de l’aîné, dans la voiture en rentrant, sur leur sentiment d’avoir toujours été « moins que », dans l’échancrure des jours qui les gardent encore « à part de », « responsables de » ou encore, surtout, « coupables de ».

« Hey, Marco, tu te souviens de ce film en super 8, de ton voyage au Québec en 1981 ? Tu nous l’avais projeté quand j’avais sept ans. Il se termine sur des images du ciel filmé à travers le hublot. Tu parles de ce ciel entre ta soeur et toi, avec de la musique triste. Je pleurais toutes les larmes de mon corps à la fin de la projection. Tu sais, je pense que c’est la première émotion, disons “artistique”, que j’ai éprouvée dans toute ma vie : ces images de nuages qui défilent à la fin de ton film. »

On ne sait pas ce qu’on transmet à nos neveux, nièces et autres filleuls, dans tous ces instants où on ne fait que vivre notre vie d’adulte, en ne sachant pas que les enfants reçoivent tout de nous, se construisent déjà en s’accrochant à une foule de détails. Il s’est levé, est allé me chercher la boîte.

J’ai dû laisser mon exemplaire de L’Arabe du futur 6. À la place, j’ai ramené l’été de mon premier anniversaire, en super 8, à transférer sur clé USB.

Ce sera notre joue jalouse pour cette fois. On doit se revoir, pour que je lui ramène le film, la clé, encore une fois.

Appel aux récits

Vos récits sur les grands-parents sont si beaux. On poursuit encore, en incluant vos oncles, tantes, parrains, marraines ou vos filleules, neveux, nièces. Racontez-moi vos souvenirs ou votre présent avec eux. Écrivez-moi à nplaat@ledevoir.com.



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