Sur les traces de «Chien blanc»
Je me suis replongée avec plaisir dans Chien blanc de Romain Gary, un peu effacé de ma mémoire. Lorsqu’une adaptation cinématographique prend l’affiche — celle d’Anaïs Barbeau-Lavalette est sur nos écrans depuis mercredi —, j’essaie de remonter à sa source. Pour voir ce qui fut modifié, effacé, préservé au transfert. Passionnant exercice ! Ce roman publié en 1970 est mon préféré de l’auteur de La promesse de l’aube, à cause de sa lucidité sombre, de son refus de s’en conter, de son désir de renvoyer dos à dos les deux parties en affrontement. L’oeuvre autobiographique embrasse, à Los Angeles en 1968, le parcours de Gary et de son épouse militante, l’actrice Jean Seberg, en soutien aux Noirs persécutés. La désillusion de l’écrivain face aux errances des Black Panthers, qui imitent les dérives des Blancs sans chercher à trouver des voies inédites de libération, s’y dessine aussi.
L’histoire de ce chien policier, adopté par Gary, dressé jadis pour attaquer les Noirs, donc à rééduquer, devient une métaphore de l’inhumanité, nourrie de contradictions, d’angles morts, d’erreurs, de bonnes consciences et d’espoirs brisés des idéalistes. Au fil du livre, le désenchantement de l’écrivain se creuse pour devenir un gouffre. Il y parle d’amour, d’amitié et d’une foi en l’être humain se fissurant devant nos yeux. En refus, pourtant, de tout abdiquer.
Le film Chien blanc est réalisé par Anaïs Barbeau-Lavalette et coscénarisé avec Valérie Beaugrand-Champagne. Elles ont sacrifié plusieurs faux pas des militants noirs, en en préservant d’autres, surtout pour un revirement final incontournable. Mais le film ne montre guère à quel point, par exemple, Martin Luther King, avant son assassinat, était contesté par les siens, jugé trop mollasson avec son idéal pacifiste. Chaque cinéaste met un roman à sa main, comme bon lui semble, bien sûr, ici avec l’appui de deux conseillers afro-descendants, mais les sympathies de la réalisatrice colorent beaucoup son adaptation. Des complexités scénaristiques s’enchevêtrent. Reste que le livre jonglait avec plus d’enjeux que le film.
À l’écran, les militants blancs solidaires du combat des Noirs, tout en gardant leurs privilèges de bien nantis, s’y voient contestés davantage que leurs vis-à-vis, égratignés pourtant de concert à pleines pages dans le roman. La cinéaste a déclaré que ce film fut son plus difficile à mettre au monde. On le conçoit sans peine. N’empêche ! La quête de sens de Gary qui faisait flèche de tout bois perd en acuité.
Juste est le combat pour la dignité des descendants d’esclaves, si maltraités, surtout en sol américain. Aujourd’hui, devant le film, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, les parallèles avec les soulèvements des années 1960 s’imposent aux esprits, rendant l’oeuvre d’autant plus actuelle. D’ailleurs, en conclusion de Chien blanc, les scènes documentaires — assez appuyées — des émeutes ayant enflammé les rues de 2020 après le scandale du meurtre de George Floyd aux mains de la police viennent rappeler que rien ne change. En revanche, l’utilisation d’images d’archives des années 1960 confère à son adaptation un vrai poids de vérité.
Ce film fragile, mais prenant, quand même diffus dans sa forme, se voit servi par sa trame passionnante et la sincérité d’Anaïs Barbeau-Lavalette, elle-même militante pour les droits de la personne. Elle se sera interrogée sur la légitimité, comme Blanche, de porter ce drame au cinéma. Se coller au livre d’un Français d’origine russe était pourtant une entreprise légitime. On la sent avancer avec prudence, un peu comme dans son Inch’Allah sur le fil du conflit israélo-palestinien.
En Romain Gary, le Français Denis Ménochet impressionne par sa force tranquille qui entraîne son personnage en des sphères d’humanité. Reste que l’actrice de Vancouver Kacey Rohl, dans la peau de Jean Seberg, ne dégage ni la grâce, ni le charisme, ni la fragilité fiévreuse de la star d’À bout de souffle, activiste liée aux Black Panthers et exploitée par certains d’entre eux.
Dans le film biographique Seberg de Benedict Andrews, en 2019, par ailleurs trop convenu, Kristen Stewart avait su bien traduire la complexité de cette figure féminine de tragédie, traquée par le FBI pour ses accointances avec un groupe révolutionnaire violent et jetée aux fauves médiatiques jusqu’à y égarer sa raison. Plus tard, Gary et Seberg allaient mettre fin à leurs jours. Encore que, sur sa mort à elle, flotte toujours un doute : Surdose ? Assassinat ? Au moment de l’écriture de Chien blanc, rien n’était joué, mais tout se mettait en place pour de terribles dénouements.
On connaît le destin des protagonistes du livre et du film, bientôt aspirés vers l’abîme. Victimes de leurs rêves et de leurs tempéraments, mais si assoiffés d’un monde meilleur qu’ils nous servent d’éclaireurs bien après leurs chutes.