La censure par Netflix

La censure d’un épisode de la série québécoise Les filles de Caleb par la plateforme Netflix illustre ce qui se passe lorsqu’on laisse aux multinationales le droit de décider ce qui apparaît sur nos écrans. Certains s’inquiètent des excès caricaturaux d’extrémistes qui revendiquent de censurer tout ce qui les dérange. Mais il y a pire. En laissant les plateformes internationales dominer le marché canadien, nous avons subordonné notre accès aux oeuvres audiovisuelles aux réflexes d’entreprises qui jugent de leur acceptabilité selon des codes culturels qui ne sont pas nécessairement en phase avec ceux qui prévalent ici.

Les plateformes en ligne pratiquent une censure qui reflète leurs valeurs, et pas nécessairement les nôtres. Par exemple, il y a quelques années, Facebook a machinalement censuré des images de tableaux présentant des nus. On se souviendra de la controverse au sujet de la censure du tableau L’origine du monde, de Gustave Courbet. Des réseaux sociaux ont censuré des sites traitant de sujets comme l’allaitement maternel. En revanche, plusieurs de ces plateformes ne voient pas de problème à laisser en ligne des louanges sur l’usage de mitraillettes par des adolescents !

Exploiter une plateforme de diffusion en ligne s’accompagne forcément du pouvoir d’exclure, de censurer ou encore de marginaliser tel ou tel contenu. Lorsqu’un tel pouvoir est exercé en fonction d’impératifs commerciaux, cela peut mettre à risque l’intégrité des oeuvres émanant d’un environnement culturel différent de celui des entreprises.

Transparence

C’est dire l’importance de s’assurer que les décisions des plateformes en ligne sont sujettes à de réelles obligations de transparence et de reddition de comptes. Il importe en effet que les logiques en vertu desquelles sont programmés les contenus culturels soient publiquement connues et discutées. Il faut que ces logiques soient compatibles avec les exigences de diversité et de liberté créatrice qui sont enchâssées dans nos lois. Cela sera encore plus nécessaire avec la généralisation des algorithmes et autres processus automatisés déployés par les plateformes en ligne.

Il n’est pas étonnant que Netflix ait considéré que ce qui est tenu pour être une image inacceptable aux États-Unis l’est nécessairement dans la société francophone nord-américaine. Ces entreprises ont le réflexe de considérer que les seuls référents culturels qui comptent sont ceux qui prévalent dans le monde anglophone. Peu importe que Les filles de Caleb raconte une histoire se déroulant au XIXe siècle, à une époque où les référents culturels québécois n’accordaient pas la même signification au fait de se colorer le visage à des fins ludiques.

De telles décisions de la part des plateformes en ligne révèlent beaucoup plus que l’anecdote de la censure d’un épisode d’une série de fiction. Cela illustre ce qui se passe lorsqu’on choisit de laisser les dispositifs de diffusion aux mains d’entreprises ayant des sensibilités différentes de celles qui prévalent ici. Cela met surtout en lumière que les plateformes en ligne peuvent même pratiquer une censure plus sévère que celle qui émane de l’application des lois des États.

C’est pourquoi il faut dénoncer ceux qui, au nom d’une vision simpliste de la liberté d’expression, s’opposent à la mise en place de mesures comme le projet de loi C-11, Loi sur la diffusion en ligne, qui vise à imposer aux plateformes qui sont actives en sol canadien des règles de fonctionnement compatibles avec les objectifs de promotion et de disponibilité d’oeuvres émanant de créateurs d’ici.

Mais l’enjeu de la censure imposée au nom de références qui ne correspondent pas toujours à nos valeurs ne sera pas pour autant réglé une fois la Loi sur la diffusion en ligne mise en place. La loi confie à un organisme de réglementation, le CRTC, le mandat de mettre en oeuvre les exigences de la loi. Il faut que cet organisme fonctionne dans le respect des référents culturels des francophones.

Au cours des années, on a vu le CRTC ignorer les exigences — pourtant clairement énoncées dans la loi — de tenir compte des caractéristiques de la diffusion en français lorsqu’il impose des obligations aux entreprises. Par exemple, le CRTC a fait bon marché des conditions qui prévalent dans le marché francophone lorsqu’il a statué sur les conditions à respecter dans le domaine de la diffusion d’oeuvres musicales. Plus récemment, il a ignoré les différences relatives au caractère péjoratif d’un mot en français et en anglais. Cet organisme doit vite retrouver sa capacité de comprendre les enjeux dans les deux langues officielles et être encadré afin de respecter les lois qu’il est chargé d’appliquer.

En négligeant d’agir, les autorités fédérales ont abandonné aux plateformes en ligne la maîtrise de ce que nous pouvons regarder et écouter. Cela peut sembler moins problématique pour nos concitoyens anglophones. Mais laisser de tels pouvoirs aux plateformes américaines accroît les risques d’exclusion des oeuvres émanant de cultures minoritaires, comme les oeuvres francophones ou celles de créateurs issus des Premières Nations.

Si l’on continue à reporter la mise en place des mesures pour renforcer nos capacités de réguler nos espaces en ligne et nos médias, il faudra nous résoudre à voir régulièrement les oeuvres de nos créateurs passer sous les ciseaux du conformisme des Netflix de ce monde.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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