Les cris urbains de Basquiat
Jean-Michel Basquiat fait partie du fameux club des vedettes de la culture pop-rock emportées à l’âge fatidique de 27 ans. Tels Janis Joplin, Jim Morrison, Brian Jones, Jimi Hendrix, Amy Winehouse ou Kurt Cobain. Morts en général d’overdose, comme lui en 1988, ou par suicide durant leurs folles années explosives et créatives au coeur du maelström.
S’évanouir à la fleur de l’âge, c’est s’offrir une image de jeunesse éternelle. Marilyn et James Dean vivent à jamais dans la psyché collective à travers la splendeur de leurs mythes. Ainsi Basquiat, le rebelle magnifique et inflammable, fleur de macadam du New York zonard des décennies 1970 et 1980. Est-il vraiment mort, au fait ? À croire qu’il regarde encore sa ville natale en croquant ses blessures post-covidiennes. On aurait aimé voir ses portraits de Trump, pondus dans l’urgence par le pamphlétaire politique. Hélas !
Son profil et son art m’inspirent depuis longtemps. À Paris, j’avais couru voir une fabuleuse rétrospective de son oeuvre au Musée d’art moderne en 2010. Julian Schnabel lui avait consacré un excellent film en 1996. Son parcours d’étoile filante rebondit toujours quelque part. Il parlait espagnol, anglais et français, en tourbillon des langues et d’influences. Sa figure de modernité, d’ascendance haïtienne par son père, portoricaine du côté maternel, s’est ancrée dans un Brooklyn et un Manhattan à la fois dangereux et électriques. Basquiat aura longtemps tagué sous le nom de SAMO, avec Al Diaz, les façades abîmées des bâtiments. Son art est un cri urbain, des stridulations de cigale, sous des mots raturés, accroché au train de la vie, en improvisations mixtes, ruptures brutales et vitales, en ondes sonores.
Un Haïtien m’avait dit un jour se désoler qu’il n’ait pas peint de dieux vaudous. Mais ceux-ci surgissent de ses graffitis, de ses dessins et de ses toiles. J’ai cru voir grimacer des loas dans ses portraits hirsutes, entre trois phrases manuscrites, deux visages hurlants contre le racisme et des flèches qui pointent en tous sens.
Le voici depuis une semaine au Musée des beaux-arts de Montréal, première rétrospective de sa touche hérissée dans la métropole québécoise. Très importante : une centaine d’oeuvres sur une thématique inédite.
L’expo À plein volume. Basquiat et la musique explore à juste titre le lien que l’artiste entretenait avec une muse dont il aimait casser la lyre. Lui que son père avait initié au jazz, au be-bop et au répertoire classique, carburait aussi au hip-hop, au reggae. L’homme aux 3000 disques ne peignait qu’avec des mélodies et des rythmes aux oreilles, quand il n’était pas branché sur la télé et ses dessins animés qui font Smac ! et Scratch ! Basquiat s’était nourri des dadaïstes, de la « beat generation » (il admirait William S. Burroughs) et peut-être de Baudelaire pour son art de correspondances poétiques où les parfums, les couleurs et les sons se répondent. S’y martèlent ses désirs amoureux, les hallucinations de la drogue, les accents des synthétiseurs, de la zydeco et du blues. Ses rythmes sont discordants et syncopés, comme son mal de vivre.
Certains estiment qu’il manque de musique à cette exposition. Mais elle m’a semblé omniprésente, sous enregistrements divers, pas très forte il est vrai pour permettre aux visiteurs de se concentrer d’abord sur les oeuvres. Celui qui avait fondé, avec d’autres artistes de performance, le groupe Gray aux sonorités inventées sur des instruments improbables, le fan de Charlie Parker et de Miles Davis, l’amateur d’opéra et de Bach nous est livré dans le mariage des rythmes, des styles, des toiles, des dessins, des carnets, des cubes et des pochettes de disques. Les vibrations sortaient de ses pinceaux en échos sonores. Ses portraits de musiciens noirs résonnent dans l’air. Les vidéos de l’expo ne livrent que de rares paroles de Basquiat. Peut-être ce timide n’était-il pas grand orateur. Mais ses oeuvres sont des bombes.
Ça fait chaud au coeur de voir autant de jeunes de la communauté noire se pointer rue Sherbrooke, attirés par son miroir, son beat et sa fureur. L’expo s’adresse aux adultes comme aux adolescents. Ces derniers doivent quand même trouver l’époque contemporaine plus « drabe » et moins olé ! olé ! que la sienne. Ça swingait plus quand le jeune graffiteur, peintre, musicien, styliste, DJ, poète, dandy punk et performeur enflammait la Grosse Pomme au long des nuits noires du Mudd Club.
Dans les toiles qu’il a peintes en tandem avec les vedettes Andy Warhol ou Keith Haring, c’est la griffe de Basquiat qui donnait le rythme et le sens aux tableaux. Au fil des ans, sa propre comète s’est embrasée. Elle crie la liberté d’un jeune Noir de génie, dont l’art d’ironie défie à jamais le racisme ambiant. Comme un jazzman, en somme.