107 ans sans se plaindre

La résiliente Claire Sigouin croquée par son amie Justine Latour. On retrouve cette photo dans le cadre de l’expo «Claire, 107 ans», au marché Bonsecours.
Photo: Justine Latour La résiliente Claire Sigouin croquée par son amie Justine Latour. On retrouve cette photo dans le cadre de l’expo «Claire, 107 ans», au marché Bonsecours.

Claire Sigouin a perdu ses élections, mais il en faudrait davantage pour faire courber l’échine de cette centenaire qui a vu le jour sous le gouvernement libéral de Lomer Gouin (1905-1920). « Une fois au pouvoir, sont toute pareil. Tant qu’à enrichir des partis, aussi bien que ça aille aux jeunes », pense ce petit brin de femme énergique de 107 ans, née durant la Première Guerre mondiale. Claire a obtenu le droit de vote à 25 ans, en 1940, et a voté QS lundi.

Native du Plateau-Mont-Royal, Claire venait au chalet familial à Bois-des-Filion durant les vacances, avec ses deux frères et sa soeur. Ils partaient en canot faire trempette à la Plage-Idéale, dans la rivière des Mille-Îles, au nord de Laval. « On pouvait se baigner dans ce temps-là, la rivière était pas polluée ». C’est ici, près des berges, qu’elle a élu domicile à temps plein en 1964 avec sa soeur Aurore, décédée à 92 ans. Et c’est ici qu’elle vit seule aujourd’hui encore, dans l’ancien chalet de sa jeunesse, 90 ans plus tard. On ne déracine pas les vieux lilas, au pire, on les enterre : « Je m’en irai pas en résidence. Tant que je pourrai, je vais rester ici. »

Claire a rendu les clés de sa Honda à 104 ans ; elle marche sans canne et droite comme un i. Elle ne songe pas à la mort non plus. À quoi bon ? « Dans le temps comme dans le temps ! J’ai d’autres choses à penser. J’ai fait un infarctus en 2019, pis j’ai pas redemandé mon permis de conduire après ça. J’étais jamais allée à l’hôpital avant, et ils m’ont trouvé un paquet de maladies ! » dit-elle avec une lueur de malice dans le regard et un ton de reproche. Elle n’avait jamais pris de médicaments avant ce séjour. « Je me prive pas de beurre. Ça fait pas mourir. Pis j’ai toujours salé, même avant de goûter ! »

Tous les matins, après le petit-déjeuner, dans un petit verre, je prends juste une petite larme de brandy. Juste quelques gouttes. Je n’ai plus l’énergie d’une personne de 20 ans, alors je prends un peu de brandy, ça réchauffe l’estomac, ça aide à digérer, pis en même temps, ça brûle les microbes.

 

Elle se débrouille pour son ordinaire en faisant livrer de la fruiterie du coin et avec l’aide d’une nièce. Claire n’a plus de frères ni soeur, plus d’amis de son âge, plus de témoins de son siècle en allé, que des photos en noir et blanc et tous ses souvenirs en couleurs, les voix de Duplessis et de La Bolduc à la radio. « Quand on est arrivés ici, y’avait pas d’électricité dans la rue, et nous étions 14 sur la même ligne de téléphone. Notre numéro, c’était 612-sonnez 2-4, deux petits coups, quatre grands. Ça écoutait sur la ligne ! »

Les prétendants devaient appeler souvent ?

« Je les aimais mieux comme amis que comme maris. Dans ce temps-là, tu te mariais pour la vie. Faut que tu sois en amour… » Claire préférait enseigner la couture pour la compagnie Singer et conserver sa liberté de célibataire. Elle a coiffé Sainte-Catherine depuis longtemps. « Pis quand tu as des enfants, c’est de l’inquiétude ! » Et bien des genoux à rapiécer et des bas à repriser.

Justine et Claire

 

La photographe Justine Latour, 37 ans, a fait la connaissance de Claire il y a sept ans, pour documenter le livre Avoir cent ans, rédigé par sa soeur Marie-Noëlle Blais. La vieille et la jeune ont tissé des liens qui perdurent. Justine vient la visiter avec son fils de six ans plusieurs fois par année et l’appelle souvent, surtout lorsqu’il y a des canicules ou de grands froids. « J’aime ça, jaser avec elle », dit la jeune femme. « Elle est inspirante, rebelle et elle comprend l’essentiel. »

Justine a même fait une exposition de photos anciennes et récentes au marché Bonsecours avec sa vieille complice : « Je ne me lasse pas de ses histoires, elle se souvient de tout ! Si ce n’est pas entendu et redit, c’est perdu. C’est un legs important ! L’histoire est faite de tout ce qu’on peut se raconter. »

On sent une réelle admiration de la jeune femme envers cette aïeule d’adoption qui a survécu à deux guerres, au rationnement, à la Grande Dépression, au secours direct, à la grippe espagnole, à la dictature des curés et des religieuses, à la crise d’Octobre, dans le désordre.

L’un des privilèges de la vieillesse, c’est d’avoir, outre son âge, tous les âges

 

« Racontez comment vous avez été consacrée, Claire ! » Sa vieille amie, toujours vive, ne se fait pas prier : « J’ai eu la grippe espagnole en 1918 et j’ai dormi trois semaines. Le samedi, ma mère était au désespoir, elle a promis à la Sainte Vierge qu’elle m’habillerait en bleu pâle — la couleur de la Vierge — jusqu’à 7 ans si elle me sauvait. Le lundi matin, je me suis réveillée. On disait qu’on avait été consacré. » Et elle a porté du bleu longtemps…

« J’adore cette histoire. Il faut saisir cette mémoire avant qu’elle ne soit perdue. On n’écoute pas les aînés », déplore Justine.

Trop pressés que nous sommes à cavaler derrière le progrès, nous oublions ce que d’autres générations ont vécu comme épreuves avant nous. Une pandémie de COVID, c’est de la petite bière pour Claire : « On s’habitue. Faut pas se plaindre. Y’en a qui se plaignent pour rien », constate la dame qui a dû abandonner sa pétanque deux fois par semaine, le 500 et le Whist en raison du virus, mais qui s’enfile un doigt de brandy tous les matins pour tuer les microbes.

Cigarette à un sou

Au détour de la conversation, Justine apprend que son amie a fumé comme un pompier jusqu’en 1939.

— J’allumais ma cigarette avec celle que j’éteignais. J’ai arrêté à 24 ans. Le paquet de dix coûtait dix sous.

— Faque, ça chainsmokait pis je savais pas ça !

— Je fumais pas à jeun. Je déjeunais avant. Tout le monde fumait dans ce temps-là !

Justine insiste pour que Claire raconte l’histoire de son frère durant la conscription. « Mon frère est resté ici dans la maison, pendant la Deuxième Guerre. Les fermiers avaient le droit. Ma mère a dit qu’elle avait besoin de lui pour s’occuper du poulailler. On avait une seule poule… Vous savez, ils débarquaient chez les gens dans le milieu de la nuit pour venir chercher les hommes qui se cachaient. »

Claire s’inquiète pour nos fils, le mien, celui de Justine, advenant un conflit armé. « Vous avez des garçons… »

Mais elle se tourne tout de suite vers la lumière d’automne, incapable de ruminer bien longtemps. « Ça peut toujours être pire. Les pauvres Ukrainiens. On peut pas se plaindre… »

Et une troisième guerre, Claire, vous y pensez ?

« Oh ! Avec le nucléaire, ça ne durera pas longtemps. »

On appelle ça relativiser. Et parfois, ça prend 107 ans avant d’y parvenir.

cherejoblo@ledevoir.com

Aimé les photos de Justine Latour dans Claire, 107 ans (dans le cadre du World Press Photo 2022), qu’on peut toujours voir au marché Bonsecours.

Une critique et entrevue enthousiaste de Claude Deschênes : bit.ly/3eaApVg

Et une vidéo de Claire Sigouin il y a cinq ans : bit.ly/3MfQC8k

Adoré le livre Savoir-faire. Histoires, outils et sagesse de nos grands-parents, de la journaliste Eugénie Emond et des photographes Catherine Bernier et Alma Kismic. Ce livre magnifiquement conçu est un hommage à nos aînés, les grands-parents de la génération Y. Eugénie (qui détient aussi une maîtrise en gérontologie) est partie à leur rencontre durant la pandémie et nous présente tantôt Monsieur Jean, 84 ans, l’horticulteur pédagogue de la rue Marquette, Jo-Albert Gagnon, 82 ans, de L’Anse-Saint-Jean qui répare tout, Fernande Desgagnés, 89 ans, de L’Isle-aux-Coudres qui nous donne sa recette de savon de pays.

À travers ces 20 portraits tendres, instructifs, touchants, on se promène de Pikogan à Moncton en passant par Montréal et Saint-Antoine-de-Tilly. Cet énorme travail de terrain est empli de gratitude pour ceux qui nous précèdent sur le chemin de l’apprentissage, celui d’une vie et de son savoir-faire. Merci à Eugénie Emond et à tous les vieux qui ont accepté de lui ouvrir leur porte. bit.ly/3yhNjHR

Retrouvé avec joie Les filles de Caleb sur Netflix. C’est la vie de mes grands-parents au début du siècle dernier. Je passais mes samedis soir à écouter mon grand-père Alban me raconter cette enfance si loin de tout ce que je connaissais. Le scénario de Fernand Dansereau et la caméra de Jean Beaudin sur l’histoire d’Arlette Cousture, ça ne pouvait que faire du beau. bit.ly/3e6Iz0L



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