Le « théâtre antifasciste »

« Postfasciste », « néofasciste », « protofasciste », « archéofasciste ». Il faut le reconnaître, l’élection de Giorgia Meloni, qui sera bientôt la première femme à accéder à la présidence du Conseil italien, aura eu pour conséquence d’enrichir le dictionnaire des sciences politiques de termes dont personne ne soupçonnait encore l’existence. Dimanche, plus la soirée avançait, plus la victoire de Meloni devenait évidente et plus le malaise était palpable. La presse internationale semblait avoir toutes les misères du monde à trouver le mot juste afin de qualifier la nouvelle coalition qui dirigera bientôt l’Italie.

Un malaise qui ne semblait pourtant pas toucher les médias italiens. Loin de ces épithètes, la télévision italienne et le journal La Repubblica (de gauche) évoquaient simplement la victoire d’une coalition de centre droit (« centrodestra ») composée d’un parti libéral (Forza Italia), d’un parti populiste (la Ligue du Nord) et d’un parti nationaliste-conservateur (Fratelli d’Italia). Comme si, à l’étranger, nous n’avions pas vu la même élection.

Alors, fasciste ou pas, « la Meloni » ?

Personne ne contestera que, dans sa courte carrière politique, Giorgia Meloni a croisé le fantôme du Duce. En 1996, elle déclarait que « Mussolini était un bon politicien ». Rappelons qu’elle avait alors 19 ans, un âge où une kyrielle de nos politiciens actuels ont été les disciples de Mao, Trotski ou Bakounine. Faudrait-il pour autant les étiqueter « postmaoïstes », « post-trotskistes » ou « postanarchistes » ?

Si, à 15 ans, Meloni adhère au Mouvement social italien (MSI), héritier du Parti national fasciste de Benito Mussolini, trois ans plus tard, ce parti devient l’Alliance nationale. S’il y eut un moment « postfasciste », il fut dans les années 1990, où le leader Gianfranco Fini rompit définitivement avec le fascisme en dénonçant « les infâmes lois raciales voulues par le fascisme ». C’est d’ailleurs ce qui rendit possible sa participation à une coalition de centre droit. Rappelons que Fini fut tour à tour ministre des Affaires étrangères et président de la Chambre des députés. Accueilli en Israël, il qualifiera le fascisme de « mal absolu ».

Quoi qu’on pense de son programme, Giorgia Meloni n’a cessé depuis de confirmer cette rupture en affirmant avoir « relégué le fascisme à l’histoire ». Interrogée par France Info, l’historienne du fascisme Marie-Anne Matard-Bonucci qualifie Fratelli d’Italia de « droite radicale populiste ». Dans Le Figaro, l’historien Frédéric Le Moal préfère parler d’une dirigeante « conservatrice, souverainiste et nationaliste ».

Mais, ce que cache surtout cette inflation verbale, c’est une inculture politique abyssale. Car le fascisme ne fut pas d’abord de droite, d’extrême droite, conservateur, réactionnaire ou même traditionaliste. Chose certaine, il ne fut jamais conservateur, car ce fut d’abord et avant tout un mouvement révolutionnaire. Un mouvement qui, comme son alter ego communiste, voulait en finir avec la démocratie libérale et accoucher d’un régime totalitaire destiné à fabriquer un homme nouveau.

Issu lui-même du Parti socialiste, Mussolini ne reniera jamais le socialisme. Un socialisme qu’il fusionnera à un nationalisme exacerbé. « Je me refuse de qualifier de droite la culture dont ma révolution a donné l’origine », dira-t-il. Si on se souvient que Hitler admirait Mussolini, on a oublié que ce dernier s’inspira largement de Lénine, notamment dans sa conception du parti, une organisation militarisée pour qui la violence était un moyen d’action normal.

Auteur d’une monumentale biographie de Mussolini qui fait neuf tomes, malheureusement inachevée, l’historien Renzo de Felice a consacré sa vie à démonter les idées reçues qui nous ont été léguées sur le fascisme. La plus répandue est probablement la vulgate marxiste qui fait du fascisme une forme ultime du capitalisme. Selon cette thèse encore largement dominante, il n’y aurait qu’une différence de degrés entre la droite, l’extrême droite et le fascisme. Dès les années 1975, de Felice fera scandale en révélant combien, à une certaine époque, Mussolini a fait consensus en Italie. Il évoque « un dépassement de la traditionnelle opposition droite-gauche » tout en soulignant l’importance de circonscrire le fascisme à l’Europe de l’entre-deux-guerres. Le fascisme, dit-il, est largement le produit de la crise d’identité provoquée par la massification des classes moyennes à laquelle le carnage de la Première Guerre mondiale mettra littéralement le feu. Outre le culte de la personnalité, l’historien évoque « l’extrême modernité de certains » aspects du fascisme qu’on ne saurait réduire à une simple nostalgie du passé. De quoi ébranler quelques dogmes.

Les « antifascistes » d’aujourd’hui ressemblent à cet ancien soldat de l’armée impériale japonaise, Hiroo Onoda, qui fit l’objet d’un film (Onoda). Il fut retrouvé en 1974 sur une île déserte. Ne sachant pas que la Seconde Guerre mondiale était terminée, il avait vécu 29 ans dans la jungle en attendant les soldats américains.

Dès 2007, l’ancien trotskiste Lionel Jospin devenu premier ministre avait eu le courage de déclarer que la rhétorique antifasciste des années Mitterrand concernant le Front national « n’était que du théâtre ». Un théâtre qui, 15 ans plus tard, fait toujours salle comble.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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