Le spectacle royal
Qu’enseigne cette ruée sur les cérémonies de la mort d’Élisabeth II aux roturiers planétaires du XXIe siècle ? Un besoin de rituels, un désir de perpétuer de vieilles traditions quand tout s’efface, un respect pour une reine aimée et admirée ? Douze jours de deuil dans le mythe partagé : une véritable éternité à notre époque d’instantanéité. Plusieurs passaient vite sur les abus passés de la Couronne, l’esclavage, le colonialisme aveugle, les disparités sociales choquantes d’une monarchie aux traces iniques et ensanglantées. Des regards se détournaient du contraste entre le peuple britannique étranglé par la récession et la richesse de sa monarchie. Vraie hypnose collective pour une foule éplorée. Ce départ bouleversait les mémoires, mais fut excessivement couvert, en ronde hallucinée.
Sous le pouvoir des images, cette reine, dont le couronnement transmis sur les télés du monde avait, en 1953, inauguré la dynastie-spectacle, voulait tirer sa révérence urbi et orbi avec plus de faste encore. Époque oblige !
Tant de personnes différentes se seront senties au diapason d’une monarchie accrochée au décorum du passé, désormais reléguée à sa mission diplomatique. La disparue l’avait si bien interprété, ce rôle-là. Soixante-dix ans de règne exemplaire, ça marque et ça grise, même sur la note bleue.
Les adieux à la reine, depuis longtemps chorégraphiés, ont relevé du show total et planétaire, en sons et lumières, choeurs, grandes orgues, costumes cérémoniels et décors féeriques. La télé, souvent dépassée par les médias sociaux, y retrouvait du coup les joyaux de sa propre couronne. Ainsi, l’armée de reporters de Radio-Canada envoyés à Londres célébrait le pouvoir de l’image en majesté. Toute chaîne d’ici ou d’ailleurs qui diffusait ces hommages en long en large récoltait une immense cote d’écoute. Quatre milliards de spectateurs mondiaux, dit-on, pour ces funérailles nationales. Une émotion collective dont plusieurs tiraient profit.
La monarchie britannique, par-delà son deuil, y gagnait une publicité colossale fort bienvenue. La série The Crown cartonne de nouveau sur Netflix. Quant aux grands de ce monde massés à l’abbaye de Westminster au jour J, ils profitaient de leur passage à Londres pour avancer leurs pions politiques auprès de leurs homologues, avant de poursuivre la partie à New York au siège de l’ONU.
« Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir », écrivait en 1967 Guy Debord dans La société du spectacle. Vrai ! Et les gens ont besoin encore plus qu’hier de la consolation du sommeil et du rêve. Pour saluer la constance d’une reine d’exception, pour oublier leur stress, la crise économique, leur dépendance aux jeux vidéo animés de tours et de donjons, leurs peurs face à l’avenir, la perte de l’esprit communautaire grugé par mille termites. Cure thérapeutique, que ce deuil aussi étiré, scintillant des feux d’hier. Aucun film, aucune série n’auraient pu surpasser cette charge théâtrale plus shakespearienne que nature, nourrie des tensions palpables entre les membres de la « Royal family ».
Le God Save the King, hymne naïf dans ses paroles célébrant une grandeur révolue, touche les coeurs par sa puissance mélodique aux accents solennels. Sa force de ralliement traverse les millénaires. L’oreille a besoin de repères. Quelles que soient les allégeances de chacun, tant de voix l’ont depuis le 8 septembre fredonné.
Le Québec aura donné des jambettes à la souveraine avec ses velléités d’indépendance. Chez les nationalistes ou pas, plusieurs ont suivi ici ce feuilleton quotidien. Ils ont écouté le glas de Big Ben, salué le cortège funèbre, admiré les chevaux, observé les premiers pas de Charles III sur les traces de sa mère, en espérant qu’il ne s’y casse pas son royal nez.
Pourtant, la monarchie, qui traîne des squelettes dans ses luxueux placards, se voit menacée dans bien des coins du Commonwealth. Le départ d’Élisabeth II éclairait le gouffre déjà béant d’une planète bouleversée par des mutations mal digérées, comme la fragilité de sa fonction royale. La Couronne d’Angleterre, à la charge symbolique persistante, perd avec la souveraine ses effets rassurants. Son peuple le sent. Le palais de Buckingham le sait. Chant du cygne ?
Cette symphonie de cornemuse, de trompettes et de pleurs si courue nous crie, par-delà les surenchères médiatiques, que les gens ont besoin de personnalités publiques à admirer. D’où cet immense deuil populaire, propulsé à pleins porte-voix. Les spectacles les plus percutants sont tissés d’une nostalgie latente qui dépasse leurs maîtres d’oeuvre, leurs diffuseurs comme le public. Puis la foule se disperse, à moitié sonnée, se sentant vaguement flouée, sans trop savoir dans quel sens partir après tout ça. Retour au XXIe siècle. Oyez ! Oyez !