Le privé
Le privé va désengorger les hôpitaux. Le privé va rendre les élèves plus intelligents. Le privé va sauver la planète. Soudainement, durant cette campagne électorale provinciale automnale, « le privé » est la panacée. Vraiment ?
Au moins trois des cinq principaux partis en lice ont présenté ces deux dernières semaines le privé comme une solution aux limites des systèmes publics de santé et d’éducation : la CAQ, le PLQ et le PCQ. Très peu, sinon aucun adversaire n’a semblé regimber.
Alors, « le privé », c’est quoi au juste ? Cela dépend évidemment de qui utilise l’expression. Au-delà de la nature des cliniques où pourront éventuellement pratiquer les médecins, il y a tout un volet technologique qui demande aussi réflexion.
En tout cas, ces quatre dernières années, le gouvernement de la CAQ a parlé à plusieurs reprises du potentiel qu’il y aurait dans certains secteurs, comme la santé et l’éducation, à faire une plus grande place aux technologies privées. Ses ministres ont à quelques reprises donné en exemple la façon dont certaines entreprises à caractère technologique pourraient profiter d’un accès à toutes ces données qu’il est possible de générer si on numérisait un peu plus l’information produite par la Santé publique.
Données privées publiques
Anonymisées puis agglomérées, ces données deviennent suffisamment volumineuses pour qu’on parle de « mégadonnées », l’ingrédient de base essentiel pour alimenter des algorithmes d’intelligence artificielle (IA). Utilisés comme il faut, ces algorithmes peuvent ensuite générer de la valeur, que ce soit en optimisant certains procédés (par exemple, acheminer plus rapidement certains médicaments aux endroits où ils seront le plus demandés) ou en en simplifiant d’autres (envoyer les patients aux cliniques les moins occupées, automatiser l’échange d’information entre divers spécialistes, etc.).
En éducation aussi, des technologies promettent entre autres choses d’alléger la tâche des enseignants ou de moderniser leurs outils. Peu connue au Québec, la société montréalaise Paper a vu sa valeur bondir de quelques milliards, ces deux dernières années, à mesure que son service en ligne d’aide aux devoirs pour les élèves du niveau secondaire a gagné en popularité aux États-Unis et ailleurs dans le monde anglophone. On imagine facilement qu’un outil comme celui-là pourrait aider les écoles québécoises qui manquent cruellement de personnel enseignant.
En transport, on entend davantage parler des constructeurs d’autos électriques que du transport public pour résoudre la question environnementale. Après tout, le fameux troisièmelien sera « écolo » grâce aux autos électriques, ont affirmé certains candidats à l’élection du 3 octobre prochain.
Il existe dans l’Ouest canadien des entreprises qui ont mis au point d’énormes turbines qui filtrent littéralement l’air ambiant et qui captent juste ce qu’il faut de dioxyde de carbone pour que l’atmosphère terrestre retrouve un jour une composition gazeuse idéale et un niveau d’effet de serre d’avant l’ère industrielle. Tant qu’à rêver…
Tous nos problèmes sont réglés, alors. Ça tombe à pic, car il faudra bientôt recommencer à débattre sur Twitter de la composition des trios du Canadien et partager sur Facebook nos impressions à chaud à propos d’Occupation double…
Trop, c’est comme pas assez
Il serait absurde de rejeter en bloc les bénéfices apportés par certaines nouvelles technologies, peu importe le champ d’activité affecté. Mais s’il y a une leçon qu’il faut retenir des dernières années, c’est qu’il est possible, et même facile, de se laisser leurrer et d’en abuser.
Depuis une quinzaine d’années, l’émergence des technos a fait croire à plusieurs que, pour avoir du succès en affaires, il fallait « casser » une industrie, faire éclater ses modèles d’affaires, quitte à briser quelques lois en chemin.
On se rend compte ces jours-ci que la promesse de jours meilleurs n’a pas été entièrement remplie par cette révolution. Les réseaux sociaux devaient rapprocher les gens et ont fini par provoquer l’inverse. Eux-mêmes ne vont pas très bien. Facebook semble à bout de souffle. Twitter est en plein sabordage. Snapchat vient de licencier le cinquième de sa masse salariale.
Uber a brutalement fait entrer l’industrie du taxi dans le XXIe siècle en 2009, non sans souffrance. Elle aussi en paie le prix : elle a perdu 24 milliards de dollars américains l’an dernier seulement.
Tient-on vraiment à transformer de la sorte la santé et l’éducation ?
En fait, le gouvernement Legault avait prévu cette question et avait commencé à adopter des lois pour mieux encadrer les entreprises. L’application de ces lois, progressive, n’a dans certains cas pas encore commencé. Ce sera donc au prochain gouvernement de s’en charger.
Et le gouvernement, comme tout le monde, manque de main-d’oeuvre. Par exemple, la Commission d’accès à l’information devra embaucher pour s’assurer que les entreprises rendront conforme à ces lois leur gestion des données numériques de leurs clients et des cybermenaces qui pèsent sur ces données. Il n’existe pas deux écoles québécoises qui ont la même politique d’encadrement des technologies en classe, faute d’avoir tous les spécialistes nécessaires. Ainsi de suite.
Des trois partis qui sont en faveur de plus de privé dans les secteurs publics, si l’on se fie aux sondages, l’un pourrait former ce prochain gouvernement et l’autre, l’opposition officielle. On peut donc présumer qu’on verra cette promesse être remplie plus tôt que tard.
Mais si l’histoire récente tend à démontrer une chose, dans la mesure où la composante technologique composera une première vague dans ce mouvement vers plus de privé, c’est qu’il faudra accélérer la transformation du secteur public lui-même pour qu’il soit en mesure d’au moins encadrer cette éventuelle transition et d’éviter le plus possible les dérapages.