L’époque sera rustique

Comme le veut la tradition, cela a coûté deux fois plus cher et nécessité deux fois le temps prévu. « Un beau petit contrat », avait prévu Monsieur S (pour Sauveur et S.O.S.), le menuisier-charpentier avec qui je suis devenue copine comme cochons. C’était en janvier dernier, et depuis, je ne compte plus les cafés servis sur le « chantier » et les jasettes sur fond de prédictions météorologiques.
Monsieur S ne se présentait que les jours de pluie, et de manière très matinale. Il m’a vue endormie, en pyjama, démaquillée, stressée, en vacances, vêtue comme une hillbilly avec un pinceau de scellant à la main. Il revenait quand même.
Depuis, j’ai eu le temps de me réjouir, de m’exaspérer, d’espérer, de déprimer solide et de m’appauvrir. Poussée à bout, j’ai songé à tout vendre. A posteriori, non, je n’en avais pas vraiment besoin. Il faudrait définir le mot « besoin » dans la pyramide de Maslow. Et non, je n’en avais pas non plus « vraiment » les moyens.
Cela résume probablement 80 % des projets de réno en sol québécois, dopés aux multiples émissions qui font rimer bois rares (il ne reste plus de pin, de toute façon) et fantasmes de designers, Rénover pour louer (bonjour Airbnb !), Vendre ou rénover, Les rénos d’Hugo, Une étape à la fois (avec Marilou), et j’en passe. Tapons dans la marge de crédit pour retaper nos toits.
Je suis la Donalda de Passion poussière : pas un rond, mais ben de l’idée. J’aimerais avoir une caméra à mes trousses et BMR comme commanditaire. Ou inspirer suffisamment pitié (une tumeur inopérable, cinq enfants et la prière à table avant les repas) pour qu’une équipe de 250 ouvriers débarque chez moi, comme dans Opération rénovation, pour tout régler en 12 heures. La téléréalité n’est pas toujours réaliste. Il faut susciter l’empathie, être déjà célèbre ou ne pas vivre sur le chantier pour apprécier les rénos, le désordre, les déchets, les horaires, l’envahissement, la perte de contrôle to-ta-le sur tout, budget y compris.
Ruinons-nous
Bref, en inspectant le plancher de véranda, un oeil grand ouvert et l’autre semi-découragé, Monsieur S, qui avait fait défiler tous les saints en décapant ledit plancher, s’est empressé de me rassurer : « C’est rustique, Josée. On est à la campagne icitte. » Il a raison. On achète bien nos jeans prédéchirés. Personne ne va remarquer les imperfections, sauf un anal-rétentif compulsif, et je n’en fréquente plus. Moi aussi, je deviens rustique de toute façon.
Par contre, les traces de flammèches laissées sur le mur par l’électricien, ça, on les voit davantage. Rustique, disions-nous. Nous avons failli griller le chat au 220 V dans un feu d’artifice. Le pantalon de mon B est cramé. Monsieur S est venu nous sauver durant ses vacances. J’ai eu chaud.
Monsieur V (pour Volt) n’en a pas terminé avec la tite madame qui porte plainte à sa corporation (j’espère qu’ils sont plus efficaces que le Collège des médecins) et l’amène aux petites créances. Il ne faut pas sous-estimer les médames, même quand elles n’ont pas l’air d’avoir le 110 V à tous les étages.
Parfois, les ruines vous mènent à la ruine. Surtout en période de marasme boursier, d’inflation du prix des matériaux et de pénurie de main-d’oeuvre. Il en coûtait 22,6 % de plus qu’il y a un an, en juin, pour construire. La CCQ, la Commission de la construction du Québec, estimait avant la pandémie qu’il manquerait 13 000 travailleurs par an jusqu’en 2025.
Ma charmante courtière immobilière a changé les chiffres de colonne : « Ce n’est pas une dépense, c’est un investissement, Josée ! » Me voici rassurée.
J’adhère à la mode rustique, qui sera inévitablement la norme dans bien des domaines. L’erreur étant humaine et l’expérience un atout secondaire, la fatigue aidant (il n’est pas rare de faire du 70 heures par semaine dans la construction, sans compter les vacances parfois inexistantes), nous devrons espérer au mieux et nous accommoder du reste. Un plombier m’a déjà raccrochée au nez : « Comptez-vous chanceuse d’avoir de l’eau ! »
Un jour, nous prendrons notre douche sous la pluie. Et l’hiver, le bain scandinave deviendra une pratique ressuscitée. Mon grand-père se roulait dans la neige pour tuer les poux dans les chantiers gaspésiens sans eau courante ni électricité, au siècle dernier. Il est devenu plombier plus tard.
La madame va être contente
J’ai dû entendre cette litanie des dizaines de fois : « Tu vas être contente lorsque ce sera terminé. » Duh !
L’adorable comédienne Sarah-Jeanne Labrosse (Passion poussière) prétend que, comme un accouchement, on oublie tout après. Nenon. Je n’ai rien de rien oublié, ni la césarienne d’urgence, ni la suite, ni mes attaques d’angoisse l’hiver dernier. Comme me l’a expliqué une psy : « Les rénos sont sous-estimées en termes de répercussions sur la santé mentale. Dans les études, il est clairement démontré qu’elles sont source de burn-out et de divorces. » J’ai prévenu Monsieur S (qui m’a déjà appelée « ma belle tite princesse » un matin, à 7 h 10) :
« Si mon couple pète, je te marie. Comme ça, je serai certaine d’avoir un bricoleur tout-terrain sous la main.
— Pense pas ça, Josée. Chez nous, je suis le cordonnier mal chaussé. J’ai pas le temps… »
Le pauvre. En plus, il fait la cuisine. J’ai toujours tripé sur les gars manuels.
L’écrivain Jean-Paul Dubois, qui m’a fait bien rire avec son excellent roman Vous plaisantez, monsieur Tanner, y décrit les rénos d’une vieille bicoque de campagne sous l’assaut de tous les corps de métier. Il développe à leur égard un attachement de type amour-haine qu’il appelle « le syndrome du noeud coulant ». Si vous résistez, la corde vous étrangle ; vaut mieux suivre.
De cette longue et épuisante bataille, je garde un souvenir terrifiant et voue encore une haine aveugle, tenace et féroce, à certains de mes bourreaux Jean-Claude Dubois, Vous plaisantez, monsieur Tanner »
« Ligoté, dans la peau d’un otage, au fil des jours vous périclitez, vous déclinez, mais dès que vos étrangleurs relâchent un peu leur étreinte, dès que le chantier reprend, provisoirement, un cours normal, vous éprouvez une certaine sympathie envers vos tortionnaires. Ils vous paraissent plus humains, plus compétents, vous arrivez même à leur trouver certaines qualités. »
Lorsque Monsieur S m’a rendu mes clés, j’ai eu un pincement. Je souffre du syndrome de Stockholm.
« Garde-les », ai-je suggéré. « On ne sait jamais. Une urgence… »
Il a souri. C’est fou, le BDSM : vous payez et vous en redemandez.
cherejoblo@ledevoir.com
Quand qu’on, quand qui, quand quoi ?
Une petite entrevue avec une journaliste « en mode électoral » à la radio d’État et me voilà pompée de bon matin. « Quand qu’on », « ça va n’en faire », « toutes les jours ». Mes oreilles saignaient et je sacrais. Je n’ai rien contre le joual, les québécismes et même le franglais, si populaire en ce moment, mais nous parlons davantage de grammaire ici.
Je ne reprends jamais les gens directement. J’ai eu un ami qui massacrait un peu le français, mais l’écrivait très bien. « Ça va t’être », « ça l’a », « quand qu’on », il ajoutait des consonnes là où il aurait fallu articuler. Comment ne pas passer pour une mémère-la-virgule si on relève la faute ? Alors, je me tais.
Mais lorsqu’un ouvrier arrive sur le chantier sans ses outils (un journaliste, la langue d’usage et plus recherchée, son dictionnaire, sa culture générale, un penchant pour la littérature, le rap ou la poésie), il faut le mentionner. Pas méchamment, bien gentiment, mais en regard des commentaires reçus cette semaine (plus de 300) à propos de mon minuscule statut Facebook, je constate qu’il y a une grogne populaire audible. Si j’étais boss à la radio, je lirais ça.
Je vous « la partage » et vous souhaite « bon matin ». bit.ly/3Q7bFdk
Savouré L’habitude des ruines, de Marie-Hélène Voyer, un essai sur « le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec ». Cela faisait un moment que je voulais lire ce superbe tour d’horizon de nos négligences architecturales et notre rapport au temps. La question de bâtir un pays alors que des promoteurs véreux laissent décrépir le patrimoine pour ensuite demander des permis de démolition afin de construire du neuf est centrale. Cet ouvrage fort bien écrit (l’autrice est prof de littérature à Rimouski) nous offre des pistes de réflexion sur ce qui reste de nous. La nostalgie y est sélective ; le goût des objets et maisons qui parlent de nous, valorisé. Chaque fois que je raconte l’histoire de mon banc de quêteux aux visiteurs qui entrent chez moi, j’explique une époque et je ne m’en lasse pas. Elle nous a construits. Et je me souviens aussi.
Écouté Le balado Pars-moé pas sur les rénos avec la comédienne Sarah-Jeanne Labrosse, invitée par Félix Turcotte et Catherine Éthier. C’est enregistré au début de la pandémie et ça transpire l’isolement. Sarah-Jeanne nous raconte sa passion poussiéreuse, mais décrit aussi l’enfer : « Pourquoi je me suis embarquée là-dedans ? C’est un cauchemar. Chu tannée. On s’en fout, elle était correcte ma cuisine ! » Je vais conserver ma cuisine « rustique » et me déconditionner de cette surenchère. Tant pis pour Architecture du désir, sur Netflix, une designer qui redécore ton espace de façon sensuelle, sexuelle ou BDSM. Pars moé pu.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.