Engluées dans la toile numérique

L’autre matin, j’écoutais une chroniqueuse politique à la radio raconter qu’en ligne, en période électorale, les femmes journalistes reçoivent des pluies accrues d’injures, à caractère sexuel souvent. Sur les médias sociaux, l’insulte se déploie plus fort au cours des moments chauds, crise pandémique ou course au pouvoir. À pleines ondes explosent les cris de citoyens frustrés, mêlés d’appels au retour du patriarcat pour gratiner le soufflé. Les « proud boys » n’habitent pas tous de l’autre côté de la frontière.

Non, ce ne sont pas seulement les dames qui reçoivent des flèches empoisonnées. Aussi les gais, les marginaux, les minorités visibles, les politiciens, les journalistes, les artistes. Reste que les femmes avec une tribune, celles qui détiennent des postes de pouvoir, de simples étudiantes ou des professionnelles en vue demeurent les cibles principales des déchaînements anonymes sur Toile. Là où les gens s’expriment à l’infini. Là où les mots « pute » et « salope » se doublent de menaces graves : « Je vais te tuer, te violer, te casser toutes les dents. » Signe des temps troubles, cette misogynie collée à la violence du jour.

Des individus sexistes veulent clouer le bec aux femmes, fussent-elles aussi brillantes que la vice-première ministre canadienne Chrystia Freeland, harcelée en Alberta par un malotru cette semaine. La politique est un terrain miné. Au Québec, la députée libérale Marwah Rizqy s’est fait menacer de mort en ligne par un enragé. Il s’est retrouvéau banc des accusés, mais la politicienne demande une protection accrue pour les candidats. Le députélibéral Enrico Ciccone a vu son bureau vandalisé et cambriolé. La sécurité des politiciens est devenue le sujet de l’heure. Dans le mauvais climat ambiant, des voix acerbes veulent aussi renvoyer les femmes au foyer. Le XXIe siècle se donne parfois des airs du XIXe.

À cette enseigne, le documentaire Je vous salue salope de Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist (en salle le 9 septembre) tombe à pic. Il nous entraîne dans une atmosphère de dystopie pourtant réelle. À force de vivre en pleine dystopie à bien des égards politiques, sociaux, sanitaires, écologiques, sexistes, on s’est habitués à voisiner les gouffres. Grave erreur ! Ça prend aussi le coup de fouet d’un film pour réveiller les esprits.

L’oeuvre des deux cinéastes vole au secours des femmes en particulier. Assurément, plusieurs hurleront (à tort) à la victimisation féminine. Mais ce brûlot, qui aborde l’impunité de ceux qui déversent leur fiel sur les médias sociaux, appelle à une réflexion plus large encore.

Des femmes d’Amérique du Nord et d’Europe y dénoncent leur enfer quotidien, alors qu’un ou plusieurs agresseurs les pourchassent haineusement en ligne ou dans la rue. Laura Boldrini, ancienne présidente du Parlement italien, évoque son atroce chemin de croix, assorti de menaces inouïes, certaines venues d’un maire, et d’appels au viol. Kiah Morris, ex-représentante démocrate au Vermont, Afro-Américaine, a dû changer d’État par crainte d’y laisser sa peau. Des étudiantes québécoises, harcelées en ligne par un de leurs confrères qui a même envoyé leurs photos sur le Dark Web, se disent sans défense. Pas crues, pas protégées. Des analystes tentent de comprendre le phénomène.

Dans Je vous salue salope, des questions lancinantes sont posées : et si les jeunes se désensibilisaient à la misogynie en grandissant dans cette ère numérique ? Si on n’avait pas pris toute la mesure du prix social qu’il faudra payer ?

De fait, l’omniprésence des sites pornos n’invite guère à cultiver la tendresse amoureuse. Les injures déversées contre les femmes sur les réseaux sociaux ne suscitent pas le respect collectif non plus. Et plusieurs d’entre elles reculeront avant de se lancer en politique. Le harcèlement sexuel en ligne constitue le quotidien de plusieurs jeunes filles. Certaines se suicident. Tant de faits divers nous laissent sans voix. Bien des agresseurs restent au large, aujourd’hui à peine moins qu’hier. En général, sur la planète, le domaine est si mal réglementé.

Tout va tellement vite qu’on n’arrive pas à prévoir et à contrer les effets pervers de la révolution numérique. À la misogynie issue de la mémoire des siècles, on a offert des outils modernes aux effets encore mal élucidés. Le film le crie : « Les plateformes ne prennent pas leurs responsabilités. Les femmes sont seules à mener leurs batailles contre des crimes de la nouvelle ère. À force de se faire violemment intimider, et si leurs droits régressaient ? »

Du moins, ce documentaire-là, lancé en pleine campagne électorale, contribue-t-il à secouer le prunier. Comment extirper les victimes de cette toile d’araignée tissée de haine ? Poser la question, c’est déjà avancer.

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