Les dessins et les mots de Laferrière

J’ai couru acheter Dans la splendeur de la nuit, le dernier roman graphique de Dany Laferrière. Il est plus touchant que les autres, surtout au début, quand plane partout la vénération du père en exil pour le poète chinois du VIIIe siècle Li Po. Laferrière évoque souvent la nuit, qui enveloppe les pages comme une sorte de manteau. Trimballant sa lanterne et se réincarnant en Orient, l’auteur de Je suis un écrivain japonais écrit désormais : « Je suis un poète chinois qui sait ce qui l’attend cette nuit. » Ses dessins représentent souvent des serpents, des lunes et des hiboux. Grands messagers occultes, comme chacun sait.

Dans la splendeur de la nuit est un ouvrage charmant et poétique, qui ajoute une pierre à l’édifice de son autobiographie. Sauf qu’on passe à travers bien vite. Son précédent Sur la route avec Bashō se lisait plus rapidement encore. Si peu de texte et quelques dessins… On passait d’une couverture à l’autre durant les annonces du téléjournal. J’exagère un tout petit peu. Reste cette impression d’une nonchalance d’écrivain… Il la revendique souvent d’ailleurs, celle-là.

Depuis quelques années, ses romans graphiques ont remplacé grosso modo ses romans tout court. Dont on s’ennuie, autant l’avouer. Assez pour souhaiter qu’il saute plus souvent d’un genre à l’autre afin d’assouvir son lectorat. Après tout, l’auteur québéco-haïtien est reconnu et primé pour sa plume, non pour son pinceau.

À force de le suivre depuis Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, on a apprécié son souffle littéraire, comme on s’est attaché à lui, à sa grand-mère Da, à Petit-Goâve. Marchant sur ses traces à travers l’exil d’Haïti pour fuir les Tontons Macoutes de Papa Doc jusqu’au Montréal de sa bohème. Saluant aussi son amour de la littérature, surtout pour l’Argentin Jorge Luis Borges, ce génie de l’aphorisme et de la fiction métaphysique. Lire du Laferrière, c’est savourer également ses références culturelles. C’est aimer en lui le styliste, l’humoriste, l’insolent, le sage parfois.

J’ignore si son changement de cap littéraire équivaut à ce que d’autres surnomment le syndrome du prix Goncourt. Vous savez, ce poids de la consécration qui freine certains écrivains lauréats de grands prix littéraires, une fois les sommets atteints. Dans le passé, l’extrême visibilité qui accompagne les honneurs en a perturbé plus d’un devant leur page blanche. De son côté, Dany Laferrière avait plutôt reçu le prix Médicis en 2009 pour L’énigme du retour, avant d’entrer à l’Académie française en 2015. C’était un adoubement extraordinaire. S’appartenait-il encore ? Le brouhaha de la célébrité, si assourdissant en France, ne sied guère au silence requis par l’écriture au long cours. À moins qu’il se soit lassé d’être prisonnier des seuls mots.

Depuis, il vogue ailleurs. On a trouvé longtemps frais et libérateur qu’un auteur aussi reconnu, issu en partie de nos rangs, ponde des dessins enfantins, drôles et colorés assortis de phrases inspirantes. Après avoir endossé l’habit vert, il aurait pu somme toute livrer des briques pédantes. Mais non, bien au contraire.

Dans ses romans graphiques, ses sources d’aspiration n’ont pas changé. Les déambulations à travers Haïti, Montréal, la Floride, Paris nous charment toujours au milieu des entrelacs de ses dessins. Dans la même veine, son exposition Un coeur nomade, avec textes et illustrations retraçant son parcours, n’a-t-elle pas voyagé avant d’atterrir en juin à New York au siège de l’ONU, devant l’entrée des délégués ? La formule a du succès.

Mais l’art de développer un récit, d’affûter des dialogues, il les maîtrisait vraiment bien. Si vivants, les anciens romans de Laferrière. L’odeur du café nous enivrait, Le cri des oiseaux fous résonnait sur nos parois internes. En 2021, Petit traité sur le racisme (sans dessins), avec ses phrases courtes et souvent percutantes, n’avait pas l’envol de sa mosaïque américaine Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? Son dernier roman non graphique lancé en mars 2022, L’enfant qui regarde, publié chez Grasset, était plutôt une élégante novella de 64 pages, en partie destinée au jeune public. Ses oeuvres dessinées prennent le pas sur les autres. Quand il ne verse pas dans l’extrême concision.

Devant les médias, il s’exprime bien, Dany Laferrière, maîtrisant l’art de répondre aux journalistes avec des accents lyriques ou comiques. Pareil sens de la formule n’est pas donné à tous. Il séduit, il éblouit, il convainc même en accompagnant des oeuvres parfois mineures.

On me dira qu’un écrivain a le droit d’emprunter un autre sentier que celui qui fut son chemin de gloire. Je sais. Mais des lecteurs peuvent aussi s’ennuyer de sa première manière. Juste parce qu’ils l’avaient beaucoup goûtée.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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